JUIN 2015
Serge Demoulin
Serge Demoulin, le droit à son histoireSerge Demoulin a grandi à Waimes, en région malmédienne. Après une première expérience théâtrale en wallon avec la troupe de l'« Arion », il se lance dans l'aventure de l'atelier théâtre de Saint-Remacle à Stavelot... puis dans celle du Conservatoire de Bruxelles, où, après sa formation avec Pierre Laroche, il devient assistant en art dramatique.
Au Public, il vous a séduit en Dom Juan, interpellé dans « Intox », ému dans « Trahisons », troublé avec « Qui a peur de Virginia Woolf ? », amusé avec « Le vélo n'a rien ? », provoqué dans « Des souris et des hommes »...
Il y revient aujourd’hui avec « Le Carnaval des Ombres », un récit bouleversant aux accents autobiographiques qui explore une page fondamentale et largement méconnue de l‘histoire belge.
TLP : Serge, la pièce est entièrement tirée de ta plume et largement inspirée de ton vécu personnel. Était-ce ta première expérience d’écriture ?
J’avais expérimenté la co-écriture, lors de la création d’une pièce intitulée « Le juste milieu », au théâtre de la Toison d’Or en 2005, avec notamment Nathalie Uffner, Nicolas Buysse et Vincent Solheid, dans une mise en scène d’Olivier Massart. Le TTO nous avait laissé une belle carte blanche, on a écrit et répété le spectacle en un mois et demi.
« Le Carnaval des Ombres » était mon premier exercice d’écriture en solo.
Comment s’est passé le processus de rédaction ?
Je dois à Michael Delaunoy (directeur artistique du Rideau de Bruxelles et metteur en scène de la pièce) l’impulsion nécessaire à l’investissement du projet. « Il n’y a qu’une personne qui peut écrire ce spectacle, et c’est toi », m’avait-il dit à l’époque, après que je lui aie esquissé le concept et défini mon intention. Je voulais qu’il en soit le metteur en scène. À cette époque, je disposais d’une masse d’informations, qu’un monsieur de la région, nommé Paul Dandrifosse, m’avait remises plusieurs années auparavant. Il avait compilé ces documents en se plongeant dans les archives de l’armée allemande et, dans une moindre mesure, de notre armée nationale -l’État belge ayant bloqué la publication des archives militaires relatives à la région jusqu’en 2050.*
Ce classeur, je me le suis trimballé pendant près de 5 ans, pour m’imprégner de l’histoire, et laisser infuser la chose. Lorsque je vais trouver Michael avec le projet, on est à environ un an et demi de la première. C’est à ce moment qu’a commencé le travail formel sur la structure et la composition de la pièce. Après huit semaines de répétitions, on était prêts.
Michael Delaunoy a été le gardien du sens tout au long de la conception du projet. C’est un ami de longue date, en qui j’ai une confiance totale. Il m’a poussé à parler de moi, à développer davantage certains pans du spectacle, tout en y apportant des éléments supplémentaires, parfois radicaux. L’idée de Klaus Barbie, notamment, est à mettre à son crédit.
Tu tenais à ce que le spectacle soit présenté pour la première fois au Malmundarium, symboliquement…
Oui, c’était une volonté forte. Je tenais à ce que le spectacle, s’il ne délie pas les langues, libère au moins la parole. Quinze jours avant la première, durant les derniers peaufinages, je recevais des gens à la fois encouragements et mises en garde, par rapport à ce qu’il était acceptable de dire. Le théâtre prend un sens particulier lorsqu'il tente de raconter l'intime et l'historique.
Un jour, lors d’une représentation à l’abbaye de Malmedy, une dame âgée d’environ 85 ans m’explique que durant le bombardement de la région en 1944, elle se cachait précisément 8 mètres sous la scène sur laquelle je me produisais, dans les caves. L’ancrage géographique était très fort en regard du propos de la pièce.
Tu as énormément joué ce spectacle depuis sa création. Ce fût un grand succès, à la fois public et critique…
À 5 jours de la première, dans un de ces moments de doute qu’on peut expérimenter avant le coup d’envoi d’un spectacle, on pensait sérieusement qu’on ne jouerait que les 20 dates prévues à Malmedy, Welkenraedt et Bruxelles. Puis la pièce a fait parler d’elle, s’est répandue comme une trainée de poudre, et nous a emmené à travers toute la Wallonie, et même au-delà : on l’a jouée en Allemagne, au Festival International du Monologue de Kiel, au Luxembourg, en Suisse, et on ne désespère pas de l’exporter en France.
Après autant de représentations, la saveur reste intacte ?
Oui, car il y a un réel échange avec le public. C’est aussi la première fois que je joue un monologue, la première fois que je suis confronté à ma propre écriture… C’est un renouveau quotidien. Je prends toujours autant de plaisir à jouer ce spectacle.
Quelles différences perçois-tu entre les publics bruxellois et ceux de ta région natale, du point de vue de la réception du spectacle ?
Dans les cantons, il y a un magma émotionnel fort, des choses qui ne sont pas réglées, ou qui n’ont plus été abordées depuis longtemps. Je ressens cette puissante tension émotionnelle dans l’audience. Ca rit beaucoup, et ça pleure aussi.
Ici à Bruxelles, la plupart des gens découvrent cette frange historique, ignorée qu’elle est par nos institutions. Ils apprennent des choses, et se marrent beaucoup, mais à d’autres niveaux. Leur regard est davantage amusé ou étonné, notamment pour ce qui touche au carnaval. On était curieux de découvrir le type d’accueil qui serait réservé à la pièce en dehors des cantons, et le résultat est bien au-delà des espérances avec 100 dates au compteur sur le reste du territoire.
Le spectacle agit comme un coup de poing pour un public non informé, qui découvre une réalité souvent éludée par nos gouvernements…
Oui. Il y a une forme de démission étatique par rapport à cette situation. L’État belge s’est montré particulièrement laxiste avant la guerre vis-à-vis d’un parti résolument rattachiste à l’Allemagne, mais n’a pas hésité à mener une politique d’épuration civique à la libération, taxant de collaborateur toute personne ayant porté l’uniforme allemand. Le silence des habitants de la région provient en partie de cette absence de réparation, de positionnement formel de l’État belge sur la question de l’annexion.
Le sujet n’est pas tabou, mais pour les personnes concernées, il y avait peu de choses à en dire. Au-delà de la blessure émotionnelle, la population ne détenait pas l’ensemble des tenants politiques survenus avant et après la guerre. La négociation en sous-main en 1925-1926 visant la revente les cantons à l’Allemagne, par exemple, est un épisode méconnu des habitants de la région.
En outre, les combattants rentrés du front, usés par la guerre, n’éprouvaient probablement pas l’envie de partager leurs expériences respectives. Tout cela a participé au verrouillage de la communication autour du passé.
Comment te sens-tu aujourd’hui que tu as brisé la glace, que tu as rompu ce silence pesant ?
Ce silence, j’ai tenté de l’approcher, de le comprendre. Mais il est complexe, et presque impossible de parvenir à le cerner complétement. Un ami m’a dit un jour « Il ne faut pas chercher à percer le silence, il faut chercher à le bercer ». Ce qui me semblait primordial à l’entame du projet, c’était de libérer la parole. Aujourd’hui, un collectif se met en place dans la commune de Waimes -d’où je suis originaire- pour réclamer à l’État belge une reconnaissance : les choses bougent, ce qui prouve la nécessité de la démarche. Cependant, mon approche est artistique, je ne suis qu’un témoin indirect du pan de l’histoire dont je fais le récit.
On me dit parfois que je participe au devoir de mémoire, mais ce n’est pas mon ambition première : je réclame avant tout le droit à mon histoire, un droit à connaître mes racines, ma région. J’en éprouvais le besoin.
Le fait de rétablir cette parole nécessaire doit également produire un impact positif sur ton public…
Oui, bien sûr. Le nombre de témoignages spontanés qu’on a reçu de nos spectateurs au fil des représentations est éloquent. Dans la région, après les premières représentations, des gens passaient chez mes parents pour causer. Quand je suis retourné au carnaval aussi, bien sûr, le sujet était discuté.
Pour l’anecdote, la fanfare évoquée dans la pièce (et qui existe pour de vrai), la « Royale Printen », avait mauvaise presse dans la région depuis 20 ans, en raison de son côté bruitiste et chaotique. Depuis que la pièce a été jouée, elle a gagné la reconnaissance de l’intelligentsia folklorique locale !
Le Folklore occupe encore une place importante dans ta vie actuelle ?
Ah oui ! J’ai connu mon père faisant du théâtre en wallon, chantant en wallon dans la chorale locale, j’ai baigné dans le carnaval étant tout petit, ça fait partie de moi-même. Si je joue à Bruxelles pendant le carnaval, je n’aurai aucun problème à prendre la voiture quelle que soit l’heure pour rejoindre Malmedy et faire la fête ! (rires)
En parlant de fête...tu nous donnes la recette du cassis servi pendant la pièce ? À moins qu’elle reste sous scellé chez ta maman…
Je peux vous donner les ingrédients, c’est très simple : du péket, des baies de cassis et du sucre candi, qu’on laisse macérer quelques semaines. Combien je ne le dirai pas, c’est un secret de famille ! (rires). Dans la région tout le monde fait son cassis, qu’on va goûter chez le voisin et réciproquement. C’est un médicament, tu peux en boire autant que tu veux, tu ne seras jamais saoul, ni malade (rires)
Quels sont tes projets futurs ?
Je serai à l’affiche de deux pièces au Public la saison prochaine : « Qui a peur de Virginia Woolf », qu’on reprend, et « Tristesse animal noir » qu’on crée. Je m’occupe aussi du Festival Vacances Théâtre à Stavelot, dont j’ai repris la direction avec Patrick Donnay. On travaille sur le 50ème anniversaire du festival, qui se tiendra du 2 au 12 juillet et aura comme tête d’affiche l’impressionnant Geoffrey Oryema, musicien africain de talent. Je bouclerai aussi la tournée du « Carnaval des Ombres » à Stavelot le 16 Juillet.
On te souhaite le meilleur pour la suite ! Merci Serge, et bonne continuation !
Propos reccueillis par Raphaël Jomaux - Mai 2015
*Mr. Dandrifosse vient d’éditer le fruit de son travail en un ouvrage disponible à la vente après le spectacle.
Paul Dandrifosse, Nos terres volées en 1940, Éditions Weyrich, 2015.
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