MARS 2016
L'artiste du mois
Bénédicte Chabot, Inès Dubuisson et Kim Leleux« Avec leurs lunettes à verres fumés, elles semblent sorties d’une série américaine ! » me confiait un spectateur, le soir de la première en observant l’affiche du « 7ème Continent ». Il ne croyait pas si bien dire, le bougre !... Infernal sur la scène, ce trio – ou ce quintet si vous ajoutez l’auteur et le metteur en scène – vit une belle histoire d’amitié à travers ce projet écrit à l’origine pour le seul plaisir de se retrouver et de retravailler ensemble. En ce 8 mars, journée internationale des droits de la femme, Inès Dubuisson, Kim Leleux et Bénédicte Chabot m’ouvrent leur loge commune.
En 2013, vous présentez « Derniers remords avant l’oubli » : Michel Kacenelenbogen en assure la mise en scène assisté de Kim ; Inès, Bénédicte et Thierry Janssen font partie de la distribution. Est-ce là qu’il faut trouver la genèse du « 7ème Continent » ?
Inès Dubuisson : Oui. Nous créions à Genève, dans le cadre d’une production belgo-helvétique, « Derniers remords avant l’oubli » de Jean-Luc Lagarce. Sous le soleil, au bord du lac Léman, entre Belges, nous profitions d’un moment de pause. L’ambiance entre nous était parfaite. Parlant de tout et de rien, Bénédicte et moi évoquions la série « Big Love » : la série raconte l’histoire d’un mormon qui vit avec trois femmes. Michel, qui réagit toujours à l’instinct, trouve l’idée intéressante ; il demande à Thierry d’écrire une pièce sur le sujet dont les trois rôles de femmes nous seraient confiés. Une manière de prolonger le plaisir d’être ensemble.
Le début du spectacle est particulier. Vous êtes présente avant que l’action ne commence et, individuellement et sur le ton de la confidence, vous échangez quelques mots avec les spectateurs présents. Pourquoi cette « entrée en scène » ?
Bénédicte Chabot : Pour le spectateur, entrer dans la salle et tomber sur le seul élément de décor qu’est le cercueil, cela peut être déstabilisant, inconfortable voire douloureux. « Le 7ème continent » est une comédie, dramatique et grinçante certes, mais une comédie quand même. Notre présence se veut donc rassurante ; un rapport simple aux gens pour dédramatiser la présence du cercueil. Il faut éviter de plomber l’atmosphère et donner, dès le départ, aux spectateurs, une clef de lecture : nous sommes au théâtre, pas dans la réalité. Le décor est sinistre, mais la représentation va être décalée. Il faut autoriser et légitimer le rire.
Et que leur racontez-vous ?
Kim Leleux : Avant d’entamer le travail de mise en scène, Michel Kacenelenbogen nous a demandé de dresser la carte d’identité de nos personnages, d’imaginer leur enfance, tout ce qui a amené ces trois femmes à être ce qu’elles sont au moment où débute le spectacle. Cet excellent exercice nourrit la construction des personnages. En prologue au spectacle c’est cela que nous partageons avec quelques personnes du public, mêlé aux premières répliques du texte. Le contact est à la fois réel et artificiel… Cela peut mener à un dialogue… mais théâtralisé !...
Et vous avez des réactions ?
B.C., K.L., I.D. : Certains n’osent pas nous regarder. D’autres nous écoutent. Quelques-uns entament la conversation. Et puis il y a l’incertitude… Est-ce la comédienne qui s’adresse à nous ou le personnage ?... Une sorte de no womans’land entre théâtre et réalité.
Dès le début du spectacle, les personnages sont typés. Vous, Bénédicte, vous incarnez Kristin : présentatrice météo, mariée au défunt, un enfant. Elle a eu une aventure extraconjugale, elle est affublée de lapsus verbaux. Naïve, fleur bleue…
B.C. : Elle est aussi généreuse, maladroite. Un caractère plutôt positif. Le sexe prend pas mal de place dans sa tête et dans sa vie. D’apparence superficielle, elle est attachée à l’image de la famille, aux codes traditionnels du couple.
Vous, Kim, vous incarnez Anaïs, activiste chez Greenpeace, révoltée, végétarienne. Le défunt a été votre amant.
K.L. : Végétarienne par contrainte et donc mal assumée. Profondément existentielle, elle cherche du sens en tout. Et donc l’image futile et traditionnelle du couple et de la famille incarnée par Kristin l’insupporte. Autant Kristin assume sa féminité, autant Anaïs a un côté masculin dans son caractère. Dans la relation avec son amant, elle n’est pas passive. Elle en fixe les règles et s’y tient.
Quant à vous, Inès, vous incarnez Lola. Le défunt a été votre fiancé. Vous êtes atteinte du syndrome d’Asperger. Vous êtes une sorte d’encyclopédie vivante, obnubilée par les chiffres, les définitions que vous restituez sans expression, comme le macabre rapport d’autopsie. Pour Kristin et Anaïs, vous êtes la « surprise du chef ».
I.D. : Oui. Qu’un homme ait une aventure extra-conjugale, c’est du domaine courant. Qu’une troisième femme fasse partie de sa vie, c’est évidemment plus surprenant. Comme vous l’avez dit, le syndrome d’Asperger la rend maladivement insensible ; elle découvre donc ce que peut être la relation avec un homme. Ce sont ses premières vraies émotions.
Le spectacle est plutôt traité au premier degré. Rien ne se contrôle. Les colères et les prises de chignons sont de vraies colères pleinement assumées. La bande son, judicieusement présente, ajoute de subtils clins d’yeux.
B.C. : Elle surligne, comme un stabilo. Nous sommes dans une forme de théâtre « appuyé ».
Mais vous avez chacune droit à de beaux moments de rupture.
K.L. : Oui, de précieux moments, qui permettent de découvrir la face cachée, la vérité profonde de chaque personnage. Cela transcende la caricature et permet aux spectateurs de s’attacher, de s’identifier à chacune d’entre nous.
Vous découvrez aussi que, dans vos différences, vous avez un point commun. Vous avez toutes vécu une aventure avec cet homme à Hawaï. On sait que le 7ème continent est cette plaque de déchets essentiellement plastiques, grande comme 6 fois la surface de la France, qui dérive au large d’Hawaï. Est-ce là que se trouve le lien avec le titre du spectacle ?
K.L. : C’est vous, en tant que spectateur, qui pouvez le mieux répondre à cette question !… (rires). Géographiquement c’est exact mais ténu. Dans la seconde partie du spectacle, on fait un parallèle entre la manière dont les êtres humains se traitent entre eux et la manière dont les êtres humains traitent la planète. Les rapports humains sont à l’image de ce 7ème continent de déchets : droits de l’homme et de la femme bafoués…
I.D. : Pas mal de spectateurs ignorent l’existence de ce 7ème continent.
Le spectacle est signé Thierry Janssen, avec la collaboration d’Inès Dubuisson, Bénédicte Chabot et Kim Leleux. Parlez-moi de cette collaboration.
B.C. : Nous voulions dépasser le comique de situation de cette relation à quatre et développer le lien avec le traitement de la planète évoqué dans le titre du spectacle. Nous voulions emmener le spectateur plus loin. Nous en avons beaucoup parlé avec le metteur en scène et cela a débouché sur un gros travail d’écriture qui a mené à une déstructuration du texte initial. Nous nous le sommes réapproprié pour y ouvrir des portes, tracer des pistes, entrevoir des issues.
I.D. : En l’espace de deux mois et demi, l'écriture du spectacle a connu pas moins de dix versions différentes. Et jusqu’à la fin, le texte est resté comme un chantier ouvert.
Vous avez toutes trois travaillé à plusieurs reprises avec Michel Kacenelenbogen. Quel type de metteur en scène est-il ?
K.L. : Il est très instinctif. Il sent comment il doit mener les choses.
B.C. : Il est pleinement présent dans le travail. Quand il bosse, il bosse à fond, mais il crée un chouette climat de travail, rassurant, enveloppant, respectueux du comédien. Il est très généreux dans le travail.
I.D. : Et puis, c’est un comédien. Il est concret. Ses mises en scène sont nourries de sa pratique théâtrale.
Vous êtes toutes trois comédiennes, mais vous avez développé des talents parallèles. Vous Bénédicte, c’est la chanson. On vous connaît comme la chanteuse des « Vaches Aztèques ».
B.C. : Oui, la chanson tient une grande place dans ma vie. Avec les « Vaches Aztèques » nous en sommes au 4ème spectacle et ça tourne pas mal.
Vous avez un projet d’album solo ?
B.C. : Oui, mon projet d'album solo s'appelle Shabo et il est en maturation.
Vous, Kim, vous avez multiplié les formations : clown, théâtrothérapie, soins palliatifs… mais vous vous êtes surtout lancée dans la photographie.
K.L. : J’ai fait mes premières photos à vingt ans. J’ai suivi plusieurs formations. Certaines photos sont en lien avec le théâtre mais c’est loin d’être mon seul sujet.
Vous avez aussi fait beaucoup d’assistanat à la mise en scène. Quand on est assistante, est-ce qu’on a sa part de création ?
K.L. : Cela dépend de la place que le metteur en scène laisse à son assistant. Cela peut se réduire chez certains à l’intendance et au secrétariat... et c’est frustrant. Chez d’autres, c’est un regard supplémentaire, différent, porté sur le travail. Michel Kacenelenbogen appartient à cette catégorie.
B.C. : Dans le cas présent, Michel Kacenelenbogen a beaucoup fait appel au regard d’Hélène Catsaras, son assistante. Une pièce de femmes écrite et mise en scène par des hommes mérite d’être nourrie par un regard féminin.
Vous n’avez jamais eu envie de voler de vos propres ailes ?
K.L. : A présent je me sens prête.
Quant à vous, Inès, vous êtes au début de votre carrière. Quelles cordes avez-vous ajoutées à votre arc ?
I.D. : Je suis issue d’une famille d’enseignants. A mon diplôme de l’Insas, j’ai donc ajouté un master en agrégation pour l’enseignement du théâtre. Le cinéma m’intéresse aussi. Mais pour l’instant, je suis plutôt sur scène.
Vous travaillez pas mal toutes les trois.
K.L. : Il n’y a pas d’années « sans », mais il y a des années « moins ». Nous devons toujours être proactives. Il faut sans cesse proposer, créer notre propre emploi…
B.C. : En Belgique, on repart constamment à zéro. Cela permet une grande liberté, mais c’est constamment angoissant. C’est pour ça que la musique permet d'autres alternatives.
C’est agréable une pièce sans mecs ?
I.D., B.C., K.L. : A fond !... On adore !... C’est la première fois pour nous toutes, mais c’est super !... Une chouette complicité entre nous, pleine de respect et d’amour. Chacune a pu trouver sa place.
Vos projets ?
B.C. : Je poursuis au Public avec la reprise du « Malade Imaginaire » qui m’occupera jusqu’en juin… et je veux trouver du temps pour composer et produire mon album. La saison prochaine, nous avons déjà une reprise annoncée du « Malade » à l’Aula Magna.
K.L. : Je jouerai l’an prochain à l’Atelier Théâtre Jean Vilar dans « Cercle Miroir Transformation » d’Annie Baker dans une mise en scène de Nick Millett. En photo, j’ai un gros projet autour de « la fin de vie » : soins palliatifs, mort… avec la complicité d’auteurs.
I.D. : Dans l’immédiat, je vais participer aux Midis de la Poésie autour de textes de Colette avec Christine Aventin. Puis, la saison prochaine, une reprise de « Woyzeck » de Georg Büchner dans une mise en scène de Michel Dezoteux au Grand Varia.
Propos recueillis par Roland Bekkers
EN CE MOMENT
Le 7ème continent de thierry Janssen, du 1er mars au 30 avril 5 mars 2016
ENVIE D'EN SAVOIR PLUS ?
Les vaches aztèques
Kim Leleux Photographies
PARCOURS
Bénédicte Chabot a participé à 5 spectacles au Théâtre Le Public :
1998 L'Opéra de Quat'sous
2012 La forêt
2014 Derniers remords avant l'oubli
2014 Amarante
2016 Le malade imaginaire
Inès Dubuisson a participé à 2 spectacles au Théâtre Le Public :
2014 Derniers remords avant l'oubli
2015 On achève bien les chevaux
Kim Leleux a participé à 4 spectacles au Théâtre Le Public :
2004 Le libertin
2010 La nuit du thermomètre
2010 Les combustibles
2014 Derniers remords avant l'oubli
Et aussi à plusieurs assistanats à la mise en scène : "Le mariage de Figaro", "La confusion des sentiments", "My name is Billie Holliday", "La Vie devant soi", "Le Bourgeois gentilhomme".
Il n'y a pas encore de commentaires pour cet artiste.

Laisser un commentaire