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Denis Laujol

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JUIN 2016

Denis Laujol

Denis Laujol, d'un plateau à l'autre




La biographie de Denis Laujol pourrait s’intituler « D’un plateau à l’autre », lui qui, un jour, délesta celui de sa bicyclette pour celui du théâtre. Tout cela reste toujours une affaire de « cadre », me direz-vous. Avec « Porteur d’Eau », il nous offre un petit bijou théâtral, tendre, poétique, émouvant, chargé de souvenirs, mais surtout profondément humain. Un spectacle qui ne manque pas de selle.  


 Vous êtes né en 1976 à Agen et vous grandissez à Damazan, une bastide du Sud-Ouest aux maisons à colombages. Un petit village de 1300 habitants doté… d’un vélodrome !
Oui le vélodrome de Betbèze, construit en 1920. C’était mon endroit d’évasion. Mes parents, d’un naturel prudent, n’aimaient pas trop que je fasse du vélo sur les routes. Alors j’allais tourner au vélodrome de Betbèze et j’ajoutais les tours aux tours.

Cycliste dans une région où le rugby est roi ?
Les rugbymen étaient les gloires locales. Un cycliste ça ne sort pas, ça ne boit pas, ça ressemble à une crevette avec les jambes rasées et les marques du maillot et du cuissard. Les rugbymen avaient beaucoup plus de succès auprès des filles. Et puis, dans les journaux, leurs exploits disposaient d’une page entière alors qu’une victoire ne me valait qu’un entrefilet de trois lignes.

Le 8 juillet 1980 - vous avez 4 ans – Damazan est village départ de la 11ème étape du Tour de France.
Damazan – Laplume, un contre la montre de 51,8 km. Je ne crois plus qu’aujourd’hui un aussi petit village aurait le privilège d’être choisi comme ville départ. Privilège d’un élu local !...

Et vous rencontrez Bernard Hinault, votre idole.
J’ai vu Bernard Hinault s’échauffer devant la maison de mes grands-parents. J’avais revêtu pour l’occasion l’équipement complet de l’équipe Renault.

À 14 ans, vous faites vos premières courses sous le maillot du Guidon Agenais.
Mes parents m’avaient inscrit au club de gymnastique « Les Patriotes Agenais » … mais je rêvais de faire du vélo. Je connaissais les réticences de mes parents pour la pratique de ce sport. J’avais appelé en cachette la présidente du Guidon Agenais. Elle m’avait fixé un rendez-vous. Il fallait donc bien que j’aborde la question avec mes parents. J’étais terrorisé et à ma grande surprise ils ont dit oui. J’ai donc fait mes premières courses… et découvert très vite combien ce sport était bien plus dur que je ne le croyais. Le rythme de la compétition n’avait rien à voir avec celui des entraînements. Ce fut donc un apprentissage douloureux. Et puis, il fallait sortir des règles du savoir-vivre qu’on nous avait enseignées : en course, pas de cadeau, pas de galanterie, pas de politesse. Pour gagner, il faut nécessairement être devant les autres.

Quel type de coureur étiez-vous ?
J’avais un profil de grimpeur mais, en junior, je ne me débrouillais pas mal dans le contre la montre par équipe. J’assumais parfaitement mon statut d’équipier. Ce qui me rapproche de Florent Mathieu. Il a fallu longtemps pour que je comprenne que moi aussi je pouvais être patron. Même dans mes premières mises en scène, j’avais tendance à trop déléguer. Il faut savoir s’affirmer.

Vous avez dit : « Tout était moyen autour de moi alors que je rêvais de gloire, d’épopée, de maillot jaune. »
Ma famille s’était installée en ville, à Agen, mais j’ai toujours gardé la nostalgie de la campagne. Aujourd’hui encore, je n’hésite pas à enfourcher mon vélo pour quitter Bruxelles et retrouver la campagne hennuyère. Mes parents étaient fonctionnaires tous les deux, dans la norme. Le cyclisme me permettait de m’évader, de sortir de mon milieu. J’aimais retrouver mes coéquipiers, fils d’ouvriers. La sophistication du matériel a fait du cyclisme un sport de riches, mais à l’époque c’était un sport à la portée de tout qui possédait un vélo. Et puis, même en amateur, l’accumulation des primes de courses constituait un beau revenu. Beaucoup d’amateurs vivaient mieux que certains coureurs professionnels.

Votre maman, costumière, vous avait depuis vos 10 ans inscrit dans une compagnie de théâtre d’amateurs.
Oui mais cela ne m’intéressait pas vraiment. On jouait pas mal dans les villages des alentours. Moi ce qui m’intéressait c’était le vélo : j’évitais les après soirées pour aller me coucher et le mercredi je ne manquais pas de faire mes 120 km avant de me rendre à la répétition. Pas de feu sacré donc.

À 21 ans, le surrégime entraîne une anorexie.
J’arrête le cyclisme pour poursuivre mes études à Toulouse. D’anorexique, je deviens boulimique. Je prends 25 kilos en trois mois, je me mets à fumer, je découvre mes premières nuits blanches et, surtout, je perds mes rêves d’enfant. Je fais ma crise d’adolescence tardivement. J’ai surtout l’impression de me retrouver dans le désert, sans la moindre perspective devant moi.

C’est le théâtre qui vous sauve ?
J’entre dans une compagnie de théâtre universitaire et deviens très vite intermittent du spectacle. Je présente les concours de Lyon et de Strasbourg sans succès. On me conseille de tenter ma chance en Belgique, à l’Insas, et très vite je découvre un autre monde théâtral, plus ouvert, plus spontané, plus naturel. J’ai la chance de ne pas être entré à l’Insas trop jeune. L’Insas ne formate pas et ne donne pas la becquée. Elle permet au futur comédien de se construire, et ce n’est pas toujours facile quand on est jeune étudiant à 18 ans. Je deviens donc boulimique… de théâtre. Je découvre toute la richesse et la diversité du théâtre en Belgique, tant dans son système d’enseignement que dans ses maisons de théâtre. La multiplicité des théâtres à Bruxelles est une richesse et pas un handicap. Et tous les théâtres situés dans des lieux dits difficiles font un magnifique travail de proximité.

Vous sortez de l’Insas en 2004 et vous êtes immédiatement engagé au Varia.
Où je joue sous la direction de Michel Dezoteux et d’Armel Roussel. Deux très belles rencontres qui me font prendre confiance dans mes talents d’interprète mais ne m’enlèvent pas l’envie de poursuivre d’autres objectifs plus personnels.

La mise en scène ?
Oui, une envie que je partage avec Julien Jaillot et Nicolas Luçon avec lesquels nous fondons la Compagnie Ad Hominem.

Vous mettez en scène « Mars » et « Griselidis » qui sont des récits autobiographiques que vous transformez en spectacle choral.
J’aime jouer avec la diversité des voix. Un bon Tchekhov est une pièce où l’on entend Tchekhov. Si l’harmonie des voix sert à entendre l’auteur le projet est abouti.

Et vous voici à présent dans « Porteur d’Eau », un vrai seul en scène ?
Je ne suis pas tout seul car j’y côtoie plein de monde et le spectacle s’est construit naturellement, par strates, avec toute une équipe. Je ne crois pas que l’on force le destin. Il faut laisser les choses se faire.

Racontez-nous la Genèse.
Dans le cadre de Mons Capitale Européenne 2015, Lorent Wanson, qui avait réalisé mon entretien d’accueil à l’Insas mais que je n’avais pas eu comme professeur, imagine le projet « Une Aube boraine ». Il nous envoie « marcher » à travers tout le Borinage à la rencontre des gens. On m’avait dépeint le Borinage comme un endroit noir, triste, fermé voire dangereux… et ce n’est pas du tout cela que je ressens ; j’y retrouve au contraire mes racines rurales.  Mes pas me mènent à Quaregnon où je découvre un café qui interpelle le cycliste que je suis : « Le Galibier ». Je fais quelques recherches et je découvre qu’il a été tenu par Florent Mathieu, un ancien coureur, équipier exemplaire qui n’hésita pas à redescendre un col du Tour de France pour aller rechercher son leader en difficulté. C’est ce qui donnera naissance à « Porteur d’Eau ».

Le Borinage vous rappelle le Damazan de votre enfance ?
Oui. Damazan aussi était un village meurtri. On y cultivait le tabac brun exploité par la SEITA (Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et Allumettes) pour la fabrication des marques Gitanes et Gauloises. En 1976, la suppression des barrières douanières au sein du marché commun entraîne la perte du monopole de fabrication et de distribution de tabac pour la SEITA. La déferlante des marques américaines va entraîner un changement dans la consommation des Français, les femmes et les jeunes ayant très vite une préférence marquée pour le tabac blond et les cigarettes avec filtres. Les producteurs locaux connaissent donc une importante crise. Les commerces se ferment et le village se désertifie. Dans les petits villages il y a quelque chose de l’ordre de l’intime. Les gens se disent bonjour quand ils se croisent dans la rue, quand ils rentrent dans un bistrot. Ma grand-mère me grondait quand je ne disais pas bonjour.

Les premières ébauches de Porteur d’Eau voient le jour à l’ICET de Cuesmes.
Oui, dans la « Salle des fresques », un bâtiment délabré. Il fait froid. On se dit que personne ne va venir. Mais dans le Borinage, quand on propose quelque chose, le public répond. 500 personnes se sont déplacées. Nous rencontrons plein de pépins techniques… mais le public est ému aux larmes au récit des exploits du coureur local. Emotion identique quelques semaines plus tard, lors de l’inauguration du rond-point Florent Mathieu à Quaregnon, puis à la Fabrique de Théâtre à Mons. Petit à petit, mes souvenirs personnels se mêlent à l’évocation du coureur borain et le spectacle prend sa forme actuelle.

On est dans une forme de théâtre particulière : c’est du théâtre documentaire, du théâtre conférence. Pas de fiction. On est dans le réel.
Oui, mais joué.

En interaction avec le public que vous n’hésitez pas à interpeller.
Un reste de « L’aube boraine ». L’idée du projet était de montrer que la culture ne vient pas d’en-haut pour être imposée aux gens d’en-bas. Le principe était de faire parler les gens afin qu’ils partagent leur propre culture, leurs propres récits. Le dialogue avec le public faisait donc partie intégrante du spectacle, chacun devenant le héros de sa propre histoire.  L’important est de se réaliser soi-même. J’aime beaucoup la dernière phrase du spectacle : « … Les maillots jaunes, les bouquets, les premiers rôles…ce sont des objectifs que la société nous impose. Nos seuls sommets se dressent dans le secret. »   

Vous allez partir à Avignon avec votre spectacle. Pas peur de la jungle ?
Non. Je jouerai en alternance « Porteur d’Eau » et « Éloge du mauvais Geste ». J’appréhende plus le fait que je serai papa d’une petite fille à la fin du mois de juin. Il faudra donc, à Avignon, se partager entre famille, vélo, « tractage » et spectacle.

« Éloge du mauvais geste » et « Porteur d’Eau », deux spectacles sportifs la même saison. Cela va-t-il devenir votre spécialité ?
Non, je partagerai la prochaine création avec ma compagne. Ce sera une adaptation de « Pas pleurer » de Lydie Salvayre qui a obtenu le Prix Goncourt 2014. Un récit à plusieurs voix confié à une seule actrice. C’est l’histoire d’une fille qui interroge sa mère atteinte d’Alzheimer, qui a tout gommé de sa mémoire, hormis les jours enchantés de l’insurrection libertaire par laquelle s’ouvrit la guerre de 36 dans certaines régions d’Espagne, des jours qui comptèrent parmi les plus intenses de sa vie. Le tout dans une langue particulière, « le fragnol », mélange de français et d’espagnol. 

Je ne dévoilerai rien de la fin du spectacle « Porteur d’Eau », un final à la fois épique, physique, sans tricherie, audacieux et surtout chargé d’une belle et vraie émotion. « J’irai au bout de mes rêves », chante Goldmann. Une partie du vôtre est-il réalisé ?
On n’est jamais au bout de ses rêves. La force est dans la fragilité. « Ma plus grande force est le doute » a dit Eddy Merckx.

Propos recueillis par Roland Bekkers

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Porteur d'eau de et avec Denis Laujol, jusqu'au 25 juin 2016


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