MARS 2017
Patricia Ide
Patricia Ide, une envie de créerDifficile d’arpenter le labyrinthe du Théâtre Le Public sans croiser la haute silhouette de Patricia Ide : regard chaleureux mais percutant, voix chaude mais ferme.
Co-directrice du Théâtre Le Public avec Michel Kacenelenbogen, complémentaires comme le yin et le yang – sans qu’on sache vraiment qui est « yin » et qui est « yang », ils ne peuvent s’empêcher de brûler les planches. C’est leur manière d’être proches des acteurs qu’ils engagent et du public qui est au centre de leurs préoccupations quotidiennes.
Quand a commencé votre parcours théâtral ?
En 1979, on a créé, avec une troupe qui allait devenir l’Ymagier Singulier, un spectacle sur Rimbaud dans les sous-sols de la Place Royale occupés alors par les éboueurs de la Ville de Bruxelles. Le lieu constituait en soi une scénographie exceptionnelle. Pour le reste, nous avions « bricolé » avec les trouvailles et bouts de ficelles ramenés du Marché aux Puces par notre metteur en scène et chineur Thierry Salmon. Nous étions les rois du recyclage et n’avions peur de rien. Claude Etienne qui dirigeait alors le Rideau de Bruxelles était venu voir notre spectacle ; il en avait été bouleversé et nous avait engagés pour créer, la saison suivante, « L’Oiseau Bleu » de Maeterlinck.
Et votre plus lointain souvenir théâtral, celui qui a déclenché votre envie de pratiquer ce métier ?
J’avais 15 ans. Dans mon école secondaire, tous les vendredis après-midi étaient consacrés à des ateliers. J’avais choisi « théâtre » et ma prof était Nele Paxinou qui dirige les Baladins du Miroir. On a monté les trois « Antigone » (Brecht, Sophocle, Anouilh) en un seul spectacle et « La Mégère apprivoisée ». J’adorais aussi les cours d’expression corporelle.
Quelle a été votre formation ?
A ma sortie des Humanités, j’ai fait un an à l’IAD. J’étais trop jeune et les professeurs ont jugé que je n’étais pas faite pour ce métier. Je me suis alors inscrite, un peu illicitement, dans « deux » académies ; chez André Debaar à Woluwé et chez Claude Etienne. C’est là que j’ai rencontré tous ceux qui allaient devenir des amis et qui comme moi, sont entrés, l’année suivante au Conservatoire de Bruxelles.
Des souvenirs du Conservatoire ?
Ma rencontre avec celui qui allait devenir mon amoureux, Michel Kacenelenbogen. Plein d’amis qui le sont restés : Serge Rangoni, Thierry Salmon, Laurence Evrard, Cécile Van Snick, Hélène Gailly, Alain Leempoel. Des promotions très riches qui ont été à la base de belles aventures théâtrales : « Les Fourberies de Scapin » au Poche, « Le Bonheur d’en face » avec Annie Cordy, la création de l’Ymagier Singulier autour de Thierry Salmon où nous apportions le théâtre dans des lieux singuliers. C’était à la fois un théâtre populaire, proche des gens, et le chariot d’Ariane Mnouchkine.
Des engagements à votre sortie ?
A l’époque, tout était plus facile. Nous étions moins nombreux et nous avions droit au chômage. En tant qu’étudiants, nous étions déjà engagés comme souffleurs, régisseurs, assistants ou petites mains dans les théâtres ; nous faisions déjà partie de la maison et vivions notre apprentissage à tous les étages et dans toutes les disciplines. J’ai donc joué au Rideau de Bruxelles. Au bout de cinq ans, Michel et moi avons eu envie d’ouvrir notre propre théâtre… et nous nous sommes donnés 10 ans pour réunir les fonds nécessaires. Tout en continuant à jouer, nous créons en 1984 « KI Partners » : une société qui, d’abord, organise des événements avant de se lancer dans le télémarketing. Au terme de la neuvième année la société compte 490 employés et a trouvé son rythme de croisière.
Et en 1994, vous ouvrez le Théâtre Le Public.
Pour paraphraser Mark Twain : « Nous ne savions pas que c’était impossible, alors nous l‘avons fait » ; forts de notre audace, de notre inconscience, de notre désir surtout.
Vous ouvrez votre propre théâtre parce que vous ne trouvez pas ailleurs votre terrain d’épanouissement ?
A Michel, on ne cessait de dire : « Tu es trop jeune ; avec le physique que tu as, tu dois attendre ! » Jacques Huisman, directeur du Théâtre National, lui avait confié : « Les acteurs dans mon théâtre sont des grenouilles dans un bocal plein de lait. Avant de monter l’échelle, ils doivent un peu patauger ! ». On avait envie de liberté et l’image des grenouilles pataugeant dans un bocal ne nous correspondait pas. Nous voulions nous distinguer du système, apporter autre chose, vivre notre indépendance. C’est pourquoi, pendant 7 ans, le Théâtre Le Public, a fonctionné sans aide publique. Une dynamique qui laisse encore des traces aujourd’hui dans notre mode de fonctionnement. Au cœur de Saint Josse, nous voulions un théâtre accueillant avec ses services restauration, parking et baby-sitting, pour permettre au public de découvrir ce que des metteurs en scène pointus avaient envie de partager.
Dans votre théâtre, quelle est la ligne directrice ?
Nous voulons défendre des sujets, des personnages, des caractères qui concernent et questionnent les spectateurs. Quel que soit le registre, léger ou dramatique, cela doit faire mouche ; le public doit être touché.
Dans votre direction bicéphale comment se répartissent les tâches ?
Tout est fort imbriqué puisque nous sommes un couple dans la vie. Michel s’occupe de la direction générale ; j’ai en charge la partie artistique à tous les étages (choix des textes, costumes, scénographies, etc…) et la gestion interne du théâtre : relationnel, éducatif, équipes... Je ne suis pas en première ligne mais je m’occupe du long terme ; je travaille actuellement à la programmation de la saison 2018-2019. J’apporte la matière mais nous décidons à deux.
Comment naissent les projets ? Des envies, des rencontres, des découvertes ... ?
Un peu de tout. Quand je ne joue pas, je vais trois ou quatre fois par semaines voir des spectacles dans divers théâtres, en soirée mais aussi en journée pour des « work in progress » ou des présentations de travaux dans les écoles de théâtre. Je connais donc bien le milieu, acteurs et metteurs en scène. Je lis tout ce qui passe. De nombreux auteurs ou metteurs en scène nous soumettent des projets. Ajoutez-y nos désirs propres : des textes que nous avons envie de monter, des spectacles vus à l’étranger que nous traduisons et adaptons, des sujets politiques ou sociétaux que nous voudrions aborder mais pour lesquels nous ne disposons pas de textes écrits et pour lesquels nous recherchons des auteurs. Laisser libre cours à toutes les envies naissantes.
Ce n’est évidemment pas sans risques ?
Tous les projets n’aboutissent pas et parfois « l’aboutissement » ne nous satisfait pas. Mais ce n’est pas grave, car on apprend de nos échecs.
Directeur, directrice, certes, mais pas enfermés dans vos bureaux. Vous avez toujours l’envie de jouer. Pourquoi jouez-vous alors que vos journées sont déjà pleines ?
Parce qu’on aime ça, évidemment ! Au départ, nous étions prêts à servir les créateurs ; nous n’avons pas joué la première saison. Mais dès la deuxième j’ai craqué et Michel à la troisième. Parce qu’il était important que nous mettions les mains dans le cambouis. En étant au cœur des projets, « actants » de la création, on comprend pourquoi ça marche ou ça ne marche pas. Il faut être proche des artistes, partager leurs bonheurs, leurs inquiétudes et leurs soucis ; expérimenter avec eux permet de les comprendre. Nous avons de longues séries de représentations au Théâtre Le Public et cela exige une discipline pour l’acteur. Les accompagner jusque dans l’action théâtrale permet de comprendre leur fatigue, leur lassitude, la difficulté à gérer l’énergie sur la longueur.
La qualité première d’un(e) comédien(ne) ?
L’écoute. De l’auteur, du metteur en scène, des partenaires, de soi. Avec cela, on a de quoi nourrir le personnage.
La qualité première d’un(e) metteur(e) en scène ?
La connaissance fine et subtile de l’œuvre pour amener l’acteur là où le metteur en scène le désire ou amener l’acteur au mieux de ce qu’il propose. Comme un chef d’orchestre, il doit assurer la cohésion de l’équipe. C’est très difficile ; c’est pour ça que je m’y frotte peu.
Parlons de votre actualité « Legs maternels ». Comment est né le projet ?
L’an dernier, nous étions « entre femmes » dans « Les Présidentes » ; nous partagions nos questionnements sur le monde, l’éducation des enfants… J’avais adoré la plume de Veronika Mabardi dans « Loin de Linden » ; je l’ai donc invitée à être notre porte-parole. Il y a entre Magali Pinglaut et moi une connaissance profonde l’une de l’autre et une grande complicité. Nous sommes de vraies amies dans la vie, même si nous divergeons dans de nombreux domaines. Veronika a été frappée par cette proximité, cette relation particulière et a eu envie de la porter à la scène. Nous sommes donc parties une semaine dans un gîte en Ardennes, rejointes par Layla Nabulsi notre metteure en scène. Nous avons partagé le quotidien… et parlé du soir au matin. Veronika prenait des notes ; notes qui ont donné naissance à « Legs maternels ».
Lorsqu’elle vous a livré l’ouvrage, vous êtes-vous reconnues dans son écriture ?
Il y avait de quoi écrire trois pièces !... Avec Layla, nous avons fait le tri et construit le spectacle… mais toutes les scènes étaient là.
Quand on est à la base d’un projet comme celui-là, que ce sont vos propres échanges qui alimentent le propos, peut-on encore parler de création de « personnages » ?
Au départ, c’est clairement Patricia Ide et Magali Pinglaut. Mais, pour que le spectacle existe, il faut lui donner une ligne, créer des oppositions ; il faut que les caractères se précisent, s’éclaircissent, se colorent. C’est là que se trouve la distanciation entre nous et nos personnages. Cela reste du jeu et du théâtre.
C’est un spectacle de femmes. Et pourtant il y a un homme, le régisseur, moins effacé que d’habitude, puisqu’il circule parmi vous et balise votre route.
Nous voulions un spectacle de femmes, une parole de femmes qui se mettent en route pour penser ; démarche réservée à ce jour à la gent masculine dans les œuvres théâtrales : « Jacques et son maître », « Don Quichotte et Sancho Panza », « Bouvard et Pécuchet », etc… Quand deux femmes parlent, souvent elles parlent d’hommes ou comme des hommes. C’est le cas au début du spectacle qui a un côté très masculin. Puis, petit à petit, dans la cuisine naît la spécificité d’un discours féminin.
Vous aimez un théâtre qui questionne le public. C’est le cas dans la forme de « Legs maternels » (le théâtre dans le théâtre) mais aussi dans le fond.
Je crois que l’Histoire ne nous a jamais été racontée que du point de vue des hommes… blancs de préférence. Le lion ne peut pas raconter l’Histoire de la chasse ; il ne peut pas parler. On nous raconte donc des Histoires de chasseurs. On a peu dit que la procréation venait de ce que les hommes en Europe, après la peste, avaient besoin de bras pour développer les récoltes. On commence seulement à parler de l’Histoire de l’esclavage aux Etats-Unis. On ignore tout de la situation réelle des Indiens. On ne nous raconte que l’Histoire des vainqueurs. Ce questionnement de femmes est peut-être le début d’une autre Histoire.
Voilà donc une envie réalisée.
Après beaucoup d’autres déjà depuis la création du Théâtre Le Public.
Y en-a-t-il d’autres qui sommeillent en vous ?
L’an prochain, nous créerons un spectacle, sur la transmission toujours, autour du Roi Lear, du respect des anciens et du théâtre dans la société ; j’y partagerai la scène avec ma fille. J’aimerais aussi créer des petites formes sur les « rencontres » : la société marcherait beaucoup mieux si on savait qui est l’autre. Nous avons choisi pour cette saison le slogan « Demain sera fait de ce qui naîtra d’entre nous ». Une question ouverte : ce sera le pire ou le meilleur. Veillons donc à ce que ce soit le meilleur. La rencontre tient à peu de choses, à un « Je peux vous aider ? »
Une de vos filles a décidé de faire du théâtre. Ça vous effraye ? Ça vous inquiète ?
Non. Car on peut faire du théâtre pendant un temps et autre chose ensuite. C’est un métier formidable mais nous ne devons être l’esclave de rien. Dans les années 60, il fallait donner sa vie au théâtre, se choisir un métier à jamais… On n’en est plus là aujourd’hui. C’est un métier de curiosité. Ma fille voyage énormément, découvre plein de choses qui la servent et peuvent servir sa pratique théâtrale. En créant « Legs maternels » j’ai évidemment pensé à mes filles. Qu’est-ce que je leur ai légué sans même le savoir ? Une forme de joie de vivre, je crois : envers et contre tout, il faut rester debout et avancer quoi que l’on fasse, où que l’on soit.
Propos recueillis par Roland Bekkers
EN CE MOMENT
Legs maternels de Veronika Mabardi, jusqu'au 08 avril 2017
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