JANVIER 2018
François Ebouélé
François Ebouélé, entre Yaoundé et Bruxelles
« Ils » sont de retour au Théâtre Le Public ! Ils ?... Le yin et le yang… Le Blanc et le Noir… l’Européen et l’Africain… Guy et François, quoi ! À la fois si différents et tellement complémentaires, à la recherche de ce qui les rassemble plus que de ce qui les oppose. Porteurs de leurs petites histoires. Si proches de la Grande Histoire. Avec eux, osez traverser la rivière. Avec François, osons traverser le terrain des souvenirs et le terreau des prochains, le temps de quelques questions.
Vous êtes né en 1971, au Cameroun. Qu’est-ce qui a déclenché en vous l’envie de faire du théâtre ?
C’est une question difficile. L’envie de faire du théâtre vient de l’envie de vivre, de partager et de célébrer ces moments de vie qui ne durent que le temps d’un spectacle, mais qui se déposent en nous comme un coup de pinceau sur une toile.
Quelle formation avez-vous suivie ?
J’ai été formé au théâtre école La Normalienne de l’École Normale Supérieure de Yaoundé, dirigée par Emmanuel Kéki Mayo. Ensuite j’ai rencontré Philémon Blake Ondoua et André Bang avec qui j’ai travaillé tout en continuant ma formation. De grands pédagogues et metteurs en scène camerounais ! J’ai fait aussi beaucoup d’ateliers en France et dans certains pays africains avec d’autres metteurs en scène et directeurs de conservatoire.
Des souvenirs marquants ?
La hiérarchie au sein des compagnies théâtre école ! Le nouvel arrivant est le plus petit de la troupe, quel que soit son âge ; comme dans une famille, on respecte le plus ancien et tous sont responsables de ta formation.
Au Théâtre du Nyong, le comédien principal d’un spectacle était requis dans une autre production qui partait en tournée en France. Le directeur et metteur en scène Philémon m’appelle un soir et me propose de le remplacer. Je n’en dors pas de la nuit. Je ne me sentais pas à la hauteur, parce que ce que ce comédien était tout simplement extraordinaire dans ce spectacle. Le lendemain, je me rends quand même à la répétition. Philémon me fait travailler avec les autres et à la fin il me dit : « Je ne veux pas que tu fasses comme l’autre, je veux que tu le fasses à ta façon, comme tu le sens. Sois toi-même. »
La formation théâtrale en Afrique est-elle différente de ce que nous connaissons en Belgique ?
L’Afrique, c’est 55 pays. J’ignore donc ce qui se passe dans 54 d’entre eux. Au Cameroun, avant les années 2000, il n’y avait pas d’école de théâtre, il y avait des « théâtres écoles », des compagnies dirigées par des metteurs en scène formés, pour la plupart, dans des conservatoires européens. Depuis 2000, il y a une Faculté des arts du spectacle à l’université de Yaoundé, mais la formation est plus théorique que pratique.
D’une manière générale, le théâtre africain est-il différent du théâtre européen ?
Il n’y a pas un théâtre africain ou un théâtre européen. Il y a le théâtre.
Le théâtre, du point de vue d’un metteur en scène africain est nourri par l’environnement dans lequel il crée, par son éducation et par les valeurs qu’il défend, comme tous les metteurs en scène je crois. Le théâtre en Afrique est influencé par le manque de moyens de production, ce qui n’est pas un obstacle, mais un atout pour créer d’autres univers et d’autres techniques.
Les Ménestrels depuis plus de dix ans font un travail impressionnant avec des calebasses, du papier, des boîtes de conserve, de vieux phares de voitures et de simples ampoules domestiques.
Vous rencontrez une première fois Guy Theunissen en 2003. Comment naît votre amitié ?
Ma rencontre avec Guy se fait à travers un ami commun : Olivier Makumbou qui avait déjà “colonisé“ Guy. L’amitié naît autour de verres de bière, en riant des histoires que nous nous racontions.
En 2005 et 2007, vous êtes, par deux fois, amené à vous produire avec votre compagnie Les Ménestrels, à la Comédie-Française. Racontez-nous cette aventure.
Tout commence en 2005 quand la Comédie française, avec l’aide de Cultures France, décide d’ouvrir ses portes aux écritures africaines. Ils choisissent trois textes d’auteurs africains, trois metteurs en scène et rassemblent un panel de comédiens d’Afrique francophone pour des auditions. Au terme de ces auditions, je me retrouve dans le groupe de comédiens qui va participer à la création de la pièce “La Mort vient chercher chaussures“ deDieudonné Nyangouna, dans une mise en scène de Martin Ambara. Ce spectacle a connu un gros succès et a largement tourné dans les centres culturels français d’Afrique francophone – tournée que j’ai administrée avec les Ménestrels comme coproducteur.
Deux ans plus tard, la Comédie-Française et Cultures France demandent à la compagnie Les Ménestrels et à Martin Ambara de créer un spectacle pour le Vieux Colombier. Nous créons “L’Epique des Héroïques“,texte et mise en scène deMartin Ambara.
Des souvenirs particuliers ?
De belles rencontres humaines, enrichissantes, qui ont donné naissance à de vraies amitiés.
2007 est aussi l’année de votre installation en Belgique. Qu’est-ce qui vous pousse à quitter le Cameroun pour vous installer chez nous ?
Après le spectacle au Vieux Colombier, je décide de m’installer en Belgique. Je devrais dire « nous décidons » car cette décision est prise en concertation avec mon amoureuse que j’avais rencontrée au Cameroun en 2004. Après trois ans d’allers et retours, nous avions envie de vivre et de bâtir quelque chose ensemble ; mais où ? En Afrique ou en Europe ? Tout mon capital famillial et professionnel était au Cameroun et je ne voulais pas le laisser pour recommencer tout à zéro en Europe. J’avais déjà la facilité d’obtention de visas Schengen et ce que je gagnais lors de mes tournées en Europe me permettait d’avoir un petit équilibre financier au Cameroun.
Mon amoureuse a donc pensé s’installer au Cameroun, mais il n’y avait, pour elle, aucune garantie sur le plan professionnel et sa carrière cinématographique commençait à se développer en Belgique. Un jour, elle m’a dit: « Il sera plus facile pour toi de trouver du travail en Belgique et en France que moi au Cameroun. »
On sait combien le métier de comédien est difficile en Belgique. Est-ce plus difficile encore quand on est Africain ? Etes-vous forcément coincé dans un type de rôle, dans un type d’emploi ?
Le métier de comédien n’est pas facile en Belgique comme partout ailleurs, plus difficile encore pour les comédiens “black“, puisqu’il faut appeler un chat un chat. On est cantonné dans des rôles de boys, de voleurs, d’agresseurs, d’escrocs, de gardiens, d’esclaves, de méchants, de terroristes, de chauffeurs… des rôles pas toujours valorisants. La plupart des auteurs sont européens et la plupart des metteurs en scène reproduisent au théâtre les clichés du cinéma. On continue à maintenir et à nourrir les spectateurs des mêmes images depuis les siècles. On ne prend pas de risque, on distribue d’abord les « couleurs » avant de distribuer les artistes. Pourtant, comme comédiens, on fait tous les mêmes écoles et on ne dit jamais aux étudiants arabes ou aux blacks, qu’à la sortie de leurs études, ils n’auront pas de travail ou très peu. À quelques exceptions près, même les plus grands metteurs en scène sont dans cette évidence. Il y a quelque chose d’historique qui fait peur. Ça commence à bouger, mais très, trop lentement.
Quelle est la situation économique du théâtre en Afrique ? Ressemble-t-elle à ce que nous connaissons en Belgique ?
Dans la plupart des pays où j’ai travaillé, le théâtre est le parent “pauvre“ dans la répartition des enveloppes budgétaires. En Afrique la situation est encore plus difficile parce qu’il manque une réelle volonté politique de dynamiser et valoriser le théâtre. Personne ne mise sur toi, même ta propre famille, parce que le métier ne nourrit pas son homme. Mais les artistes croient, s’accrochent, se battent comme des beaux diables et puisent leurs forces et leur créativité dans ce manque de moyens, parfois avec l’aide des subventions extérieures.
En 2011, en collaboration avec Guy Theunissen, vous créez « Celui qui se moque du crocodile n’a pas traversé la rivière ». Expliquez-nous ce titre très africain.
L’homme est vulnérable quand il quitte son territoire, la terre ferme. La rivière est le territoire du crocodile. Le crocodile c’est le danger, le vide, ce qu’on n’ignore. La rivière, c’est aussi la distance qui nous sépare de l’autre et qu’il faut apprivoiser pour qu’il y ait une vraie rencontre, de l’autre côté de la rivière.
C’est un spectacle sans personnage puisque vous vous jouez vous-mêmes. Garde-t-il pour autant une forme théâtrale malgré cette absence de distanciation ?
Ce n’est pas parce que le spectacle n’a pas de personnages et parle à la première personne qu’il ne garde pas la forme théâtrale. Ce qui fait sa richesse est qu’il est traversé par plusieurs formes d’expression.
Autobiographique avant tout, ce récit vous permet de passer de votre petite histoire à la Grande Histoire et de confronter les points de vue. Toute vision d’un sujet est toujours subjective : l’est-elle davantage lorsqu’on n’est pas de même même culture ?
La vision qu’on a d’un sujet dépend de l’environnement géographique, social, familial, de notre éducation, des valeurs qu’on a et qu’on défend dans la vie. Les visions sont subjectives, mais peuvent être partagées par un groupe et harmonisées dans une partie de la société. La différence est une richesse plus qu’un handicap.
Le passé colonial est ce qu’il est. On ne peut l’ignorer, ni l’effacer. Peut-on le surmonter ?
Il n’y a pas de douleur qu’un cœur ne puisse supporter. On peut surmonter tous les passés, même le passé colonial si on le dépolitise et si on ne continue pas à faire l’autruche. Il faut traiter ce passé de manière humaine, accepter ce lourd héritage commun et voir comment affronter l’avenir ensemble.
Si aujourd’hui les Juifs se relèvent de leur génocide et font le deuil de leurs morts, c’est parce qu’il y a eu reconnaissance des atrocités dont ils ont été victimes. En Afrique, plus d’un milliard d’hommes, de femmes et d’enfants restent encore prisonniers dans les geôles de la mémoire. Cette mémoire est même en train d’être recolonisée par le négationisme en pleine croissance en Europe. On ne peut plus continuer à faire comme si de rien n’était. C’est beaucoup de souffrances et de frustrations de part et d’autre ; on se regarde en chiens de faïence et on continue à alimenter et entretenir un héritage tragique pour nos enfants.
Lorsque le spectacle est créé au Burkina Faso, il est prévu qu’il soit joué tant en Afrique qu’en Europe. Est-il reçu différemment selon le continent où vous jouez ?
Le spectacle a été créé au Burkina Faso et on a donné une série de représentations dans différents quartiers de Ouagadougou. Partout, on a eu le même succès et ce qui nous a le plus marqué, ce sont les jeunes et les étudiants qui sont venus le voir plusieurs fois, certains nous suivant dans les différents lieux où nous jouions.
Pour la première fois, on voyait un Africain et un Européen qui avaient une parole libre et décomplexée ; pas un rapport de dominant et dominé comme c’est souvent le cas.
En Afrique comme en Europe, les gens veulent comprendre, savoir ce qu’on ne leur dit pas dans les médias traditionnels et parfois ce qu’on leur cache.
Vous jouez ce spectacle en compagnie de Guy Theunissen depuis plusieurs années. A-t-il évolué avec le temps et continue-t-il d’évoluer ?
C’est un spectacle qui parle d’hier et d’aujourd’hui. Aujourd’hui se nourrit d’hier pour donner naissance à demain. C’est un spectacle qui n’arrêtera jamais d’évoluer. Il est nourri de l’actualité et de ce qui se passe dans le monde.
En juin 2016, en collaboration avec le Théâtre et les Amis du Public, vous organisez une soirée particulière dans le but de récolter des fonds et des livres pour créer une bibliothèque publique à Yaoundé (Cameroun). Cette bibliothèque a été inaugurée le 5 janvier 2018. Parlez-nous de ce projet qui vous tient particulièrement à cœur.
L’Afrique subsaharienne est la région du monde où le taux de sous-scolarisation est le plus élévé au monde. Inutile d’évoquer les chiffres. Au Cameroun, la lecture et la culture sont un luxe que les plus démunis ne peuvent malheureusement pas s’offrir.
C’est pour cette raison que, en 2015, nous avons initié avec la Compagnie l’Archer, un projet de création de Bibliothèques au Cameroun et, le 20 juin 2016, sous le parrainage de MadameColette Braeckman, du dramaturge et romancierKoffi Kwahulé, en collaboration avec le Théâtre et les Amis du Public, la Maison Ephémère, Les Archives et Musée de la Littérature, CEC, Promotion Théâtre, la Ville de Bruxelles, la commune d’Ixelles, la bibliothèque la Rolandine, nous avons organisé une soirée de collecte de fonds et de livres pour créer une bibliothèque publique et gratuite à Yaoundé.
Un an plus tard, nous avons pu envoyer un container de plus de 350 000 livres et de petit matériel informatique à Yaoundé. J’y étais sous peu en compagnie de Michèle Godefroy, une bibliothécaire belge, pour la mise en place de cette bibliothèque inaugurée en présence du Ministre des Arts et de la Culture du Cameroun.
Cette bibliothèque est la première d’une série de bibliothèques qui seront créées dans d’autres régions du Cameroun et dans certains pays africains qui sont sous la menace des groupes djihadistes.
Nous voulons, par ce projet, donner une chance à demain en permettant aux enfants, aux couches sociales les plus défavorisées et les plus vulnérables d’accéder aux livres et à tout autre support culturel, afin de les inscrire dans un processus de développement social durable.
Le livre est un outil essentiel pour lutter contre l’ignorance et l’obscurantisme. Il est aussi la clef qui ouvre les portes sur le monde, au moment où nous vivons la montée de l’extrémisme et subissons un repli sur soi sans précédent. Un enfant qui lit deviendra un adulte qui réfléchit.
Je me réjouis également que de nouveaux partenaires aient rallié la cause : Lansman Editeur, le Wolf, le Relais Culturel de Thann, le Nouveau Relax en France, RFI, Théâtre du Pont, la Réduiste (Redu), l’Horloge du Sud, le Tof Théâtre, le Vieux Mila.
Je profite de l’occasion pour remercier tous les partenaires, ma famille, tous les artistes, les amis, Michèle Godefroy et tous les bénévoles de Bruxelles et de Yaoundé, qui sont pour moi des Passeurs de rêves et qui ont tout donné pour que celui-ci se réalise.
Nous leur donnons d’ores et déjà rendez-vous le 19 février 2018 au Théâtre le Public à Bruxelles pour une deuxième soirée de collecte de livres pour la suite du projet.
Vos souhaits à l’heure où nous entrons en 2018 ?
Les souffrances et les injustices en augmentation dans le monde me tuent à petit feu. Je souhaite une année 2018 riche en humanité, plus sensible à ces souffrances et débarrassée des images insupportables du Parc Maximilien, de Lybie, de Calais, de Lampedusa, de la Méditerranée et bien d’autres.
Bonne année à tous.
Propos recueillis par Roland Bekkers
VOIR EN CE MOMENT
François Ebouélé sera sur les planches du Public avec son spectacle Celui qui se moque du crocodile n’a pas traversé la rivière du 11/01/18 au 03/03/18.
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