AOUT 2010
Pietro Pizzuti
Pietro Pizzuti: Portrait d'un acteur en homme du sièclePietro Pizzuti est un Homme de Théâtre, avec un grand H et un grand T. Où bien est-il le théâtre fait homme ?Acteur, auteur, metteur en scène, traducteur, il est présent partout où son besoin de vivre ses passions et de dénoncer les injustices le porte. Il a la légèreté et l'élégance de l'aigrette, la puissance et le courage du tigre. Voici, au fil de quelques questions, le portrait d'un artiste plus que complet. Arlecchino senza maschera*
Pietro, il semble que le théâtre remplisse toute ta vie, t'envahisse. On dirait que tu es tombé dedans quand tu étais petit et que depuis tu nages dans le théâtre avec bonheur. Ca vient d'où ce besoin absolu de théâtre ?
Pietro : C'est venu très tôt. Je pense d'un contexte familial un peu particulier, le fait d'avoir eu un frère jumeau. C'est comme un partenaire de jeu. C'est-à-dire que c'est comme une part de toi-même. Un jeu de miroir, de vrai miroir parlant, bougeant. Je crois que c'est ça qui est très troublant : Je ne l'ai jamais considéré comme un autre être, je l'ai toujours eu près de moi. Ensuite, bien sûr, en grandissant on est devenu d'autres hommes. En tant qu'adultes, il y a entre nous une reconnaissance, un amour extraordinaire, une appartenance l'un à l'autre et en même temps la marque d'une différence. Mais ça a inoculé un germe, un truc qui est comme un dédoublement. Et alors c'est d'un ludisme extraordinaire ! Il y a eu cette sensation instantanée, à partir du moment où j'ai commencé à sentir cette jouissance de la répartie, cette jouissance d'être à deux dans l'échange, de devoir le montrer aux autres. Il faut imaginer, en 58, sur la plage en juillet près de Rome... Je suis sûr que ma mère « exposait» ses deux joyaux, ses deux jumeaux mâles. Je crois que s'il faut aller chercher quelque chose, le jour où je me mets sur un divan, je dirai ça : Que je me suis senti un objet d'admiration. Evidemment c'est ridicule et je suis le premier à le dire ! Mais indépendamment du jugement des choses, je crois que j'ai dû sentir des regards sur moi, sur nous. Et si j'avais été seul... ? Je ne peux pas le dire, parce que je ne l'ai jamais vécu. Voilà, je crois que le théâtre est né là.
Et ça semble tellement absolu, qu'à part peut-être éclairagiste, tu fais tous les métiers de ce métier ! Tu joues, tu écris, tu mets en scène, tu danses...
Pietro : Oui, oui. Mais comment te dire. Je ne me rends pas compte du fait qu'au fond, il y a des limites. J'ai cette nature-là. C'est clair que l'acteur était là dès le départ, ça c'était l'instinct. Et puis, très vite aussi, est venu une grande passion pour les lettres. Je lis, j'écris et naturellement je mélange. Très très tôt, j'avais dix ou douze ans, à la mer j'ai écrit et mis en scène un truc qui s'appelait « les Portes ». C'était avec tout le groupe des gamins, des copains avec qui je passais l'été et je les ai tous mis au boulot. Voilà. c'est venu très tôt et très emmêlé. je n'ai jamais décidé : « Et maintenant je passe à l'écriture. Et maintenant je mets en scène. » Ca a toujours été mêlé. Mais tu sais, culturellement, je crois que c'est très italien ou méridional. Plutôt qu'exclure ou se spécialiser, on s'improvise un peu tout et on embrasse tout. C'est lié à ma culture je crois, ça.
Et puis un jour tu décides d'en faire un métier et tu rentres dans une école. Est-ce qu'il y a alors de figures, des rencontres fondatrices ?
Pietro : Il n'y a que ça ! Dans l'ordre, ça commence avec Bernard Marbaix, à l'école européenne. C'est Diana, qui allait devenir ma belle-sœur, qui me dit : « Pourquoi tu ne viendrais pas au spectacle de fin d'année ? Il nous manque un garçon pour jouer Hippolyte. » Et voilà, j'arrive, j'ai seize ans. Et je vois Bernard Marbaix qui apprend à jouer aux petits kets et jeunes filles de quinze ans des rôles incroyables ! Et ça a été le choc émotionnel. Puis ça a été aussi Bernard De Coster avec une camaraderie extraordinaire, un compagnonnage ! On avait quasiment le même âge, mais lui avait déjà un tel parcours ! L'admiration donc, et en même temps l'immense complicité sur des tas de choses, sur des valeurs. Et là ça a été tout de suite : « Voilà, on créé ensemble. » C'est la découverte de la complicité jusqu'au fait d'être près de lui, de pouvoir écrire pour lui, d'aider à ça. Claude Etienne aussi. c'était le Maître, qui te baigne comme Moïse dans les eaux sacrées du Théâtre, qui te baptise. C'était extraordinaire ! C'est encore un choc ! Pierre Laroche. Quand tu découvres l'improvisation, c'est-à-dire partir de tout ce qu'on adore. Un fil noir sur une chemise blanche et tu inventes le prince, la princesse, etc. C'était merveilleux ! Dans cette école incroyable où on côtoyait des figures tutélaires. Et puis Serge Creuz aussi, qui arrive avec son petit pinceau et on dirait une jeune fille qui peint des choses absolument légères, des petites fleurs. C'est une espèce de colosse incroyable, de géant magnifique. J'ai l'impression que j'ai été vraiment mis en présence de pierres, de ces pierres qu'on trouve, qui aident à traverser les rivières, sur lesquelles on s'appuie. Oui, j'avais ces espèces de figures tutélaires qui me protégeaient et qui m'ont conduit comme ça, d'un moment à un autre de mon parcours, pris par la main. Et je les reconnaissais, parce que je les écoutais, je les absorbais. Et je continue à avoir des chances comme ça. Je dirais Vera Feyder aussi pour l'écriture. C'est quand même extraordinaire de tomber comme ça dans le chaudron de cette grande dame des lettres, avec cette suavité, cette pertinence et même le côté rigoureux, exigeant. De Coster avait cette exigence. C'est fou, parce que ce sont toujours des êtres exigeants, même dans leur humanité, dans leur grande amabilité.
Est-ce que tu n'es pas exigeant, toi, vis-à-vis de toi-même ?
Pietro : Je ne m'en rends pas compte. Parce que je suis plutôt d'un naturel accommodant au fond. Mais peut-être que si ? Mais cette exigence s'exerce vis-à-vis de moi plus que des autres. Je risque d'ailleurs de me rendre pour les autres terriblement agaçant. On se dit : « Mais qu'est-ce qu'il nous joue ? Qu'est-ce qu'il nous fait ? Pourquoi commence-t-il à couper les cheveux en quatre ? »
On connaît ton amour de la danse, mais quels sont tes rapports avec les autres formes d'art : la musique, la peinture, le cinéma... ? Est-ce que ça te nourrit ?
Pietro : Enormément. Je ne connais rien en peinture, je ne connais rien des arts visuels. Mais j'ai un intérêt énorme et je suis très visuel. l'amour de la danse est là aussi : je n'ai aucune technique mais j'ai cet attrait extraordinaire, par la vue, de ce qu'est un corps en mouvement, la beauté, la légèreté d'un corps. le prodige d'un corps en mouvement ! J'ai ça aussi avec l'athlète, le sportif, mais pas dans la même esthétique. Tout ce qui est visuel m'attire énormément. Le cinéma pour moi, c'est un puits d'inspiration, un réservoir d'imaginaire. Je suis très cinévore, même si je déteste l'industrie. Je refuse la facilité d'écriture, je refuse le scénario convenu, je refuse beaucoup d'Hollywood. Mais je redeviens comme tout le monde un gamin quand on me montre des effets techniques, des effets spéciaux. Mais c'est dommage quand c'est pour raconter des âneries. C'est dommage parce que ça n'aide pas notre art, qui est quand même d'interroger, d'apporter un embryon de réflexion, de provoquer. Je regrette quand c'est superficiel et sans fond. Et je rejette aussi l'aberration de ce qu'est devenu le cinéma, sa consommation collective. Je ne rentre plus dans une salle de cinéma. Entre le pop-corn et la vulgarité, ce n'est plus possible. Heureusement, notre monde, en grande mutation technologique, nous propose des solutions incroyables. Et on a chez soi des écrans géants, on projette sur les murs à la maison, on s'achète tous le bunuel et c'est un bonheur.
Et la musique ?
Pietro : Alors là je suis complètement en admiration, ça m'épate, je pleure. Parce que pour moi, la musique est une magie. Là je pleure, parce que j'ai un gramme et demie de connaissance des notes et que j'ai pu taper un peu de mes dix doigts sur un piano ou une épinette. Mais il ne me reste rien du tout, j'ai tout oublié. Alors, quand je me retrouve face à des orchestres, des orchestres de chambre, des femmes et des types qui sont face à des pianos de quatre tonnes et qui deviennent des papillons sous leurs doigts ! Et des écritures d'aujourd'hui et d'hier ! Le plus difficile, c'est de trouver le moment pour écouter de la musique. C'est tellement un art de la communion, de la subtilité des sons, que je ne peux pas me résoudre à écouter pendant que je conduis ou quand je cuisine. Ce qui fait que j'ai un peu de mal à faire entrer la musique dans ma vie.
Tu as écrit une quinzaine de pièces et je me suis rendu compte que les premières comptaient pas mal de personnages et à partir de « la Résistante » en 2002, il n'y en a plus que deux ou trois. C'est un hasard ou une volonté ?
Pietro : Une volonté. C'est très clairement une volonté. Dans les années 90, je m'étais entiché à créer une asbl pour l'encouragement, l'encadrement des nouvelles écritures. Temporalia avait fait des ateliers, des marathons d'écriture, etc. Nous étions avec Virginie Thirion, Thierry Debroux, Philippe Blasband, Serge Kribus, Stanislas Cotton, une bande incroyable. Et on s'est alors très clairement mis à analyser la position de l'auteur en Communauté française de Belgique. Le constat était évident ; on avait intérêt, pour accéder à la scène, à « réduire les frais ». C'est aussi bête et concret que ça ! Et on l'a tous vu, on l'a vécu. La génération des auteurs que je viens de nommer, ils sont joués.
Tu es quelqu'un d'extrêmement drôle et vif, nous le savons. Mais un jour, tu as dit dans un article que tu étais incapable d'humour devant certaines injustices du monde. Alors qu'est-ce qui te révolte ?
Pietro : Ecoute, c'est toujours la même chose. Le fait de porter atteinte à la vie d'un autre être. Et ça me révolte de manière viscérale quand c'est pour des raisons ethniques, par exemple, pour des raisons de discrimination, et à quelque niveau que ce soit. Je ne peux pas accepter ça. Je ne comprends pas qu'on puisse tuer physiquement ou moralement. Ce qui est terrible, c'est quand il y a une « nécessité » qui fait loi. Elle est économique, financière,...Elle peut-être au niveau d'une famille comme dans un pays, une nation contre une autre. C'est quand cette « nécessité qui fait loi » arrive, que l'homme perd la raison, perd la lueur d'humanité qui le relie à son frère. Un mécanisme abject s'enclenche : « Il m'est « nécessaire » d'acquérir ce territoire, il m'est « nécessaire » de défendre ce puits de pétrole » et donc pour ce faire je peux nuire, tuer, déporter, annuler, etc. Dans tous les grands mécanismes de domination de l'homme par l'homme, c'est ce mécanisme-là qui m'a toujours coupé les bras. Je n'ai alors plus aucun humour.
Tu as traduit des auteurs italiens en français. Est-ce que tu as aussi traduit en italien des auteurs francophones ?
Pietro : Non. C'est très tentant. Mais pour moi, l'occasion fait le larron et c'est tout simple : pour le moment j'ai une ouverture et la possibilité de proposer des œuvres italiennes à des théâtres francophones, voire de les monter moi-même. Dans l'autre sens, je n'ai pas les mêmes débouchés. Et la première chose à faire aurait été de traduire mes textes. Mais j'ai donné la priorité au fait d'en écrire des nouveaux plutôt que de traduire les anciens. Exception à la règle : j'ai traduit Novarina, Mais je le jouais aussi. Valère Novarina a été traduit merveilleusement par Goia Costa, mais c'était trop littéraire pour être joué. Et Novarina m'a permis d'adapter, de « remettre en bouche ». J'ai donc re-traduit, si on veut, le spectacle. Puis j'ai fait cette petite tournée en Italie en jouant dans mon adaptation. C'est la seule exception.
Tu es artiste en résidence au public. C'est une liberté qui t'est accordée ou c'est une pression supplémentaire ?
Pietro : Les deux et c'est ça qui est bien. D'abord c'est la confiance. Quelqu'un qui s'assied en face de toi et qui te dit : « Voilà, je voudrais que tu me parles de tes projets. Dis-moi quelles sont tes envies et je vais t'aider ». On a cette confiance et c'est un rêve ! Pour les artistes que nous sommes c'est quand même une aubaine incroyable ! C'est le « clé sur porte » pour dire «maintenant tu fais ce que tu veux ». Dans « Animal », c'était extraordinaire, cette carte blanche. Et donc je me suis dis que j'allais me mettre en question, en danger, commencer de rien, ne pas avoir de texte pré-écrit. Avoir la chance de pouvoir m'entourer de qui je veux. Les contraintes aussi c'est magnifique. D'abord parce qu'évidemment ça met la pression. C'est instantané : tu te dis que tu as la confiance et maintenant il y a une obligation de résultat. Pour moi, c'est encore un privilège supplémentaire de savoir qu'à telle date on passe au public, que les gens vont payer leur place pour venir s'asseoir devant toi. C'est une pression, mais joyeuse. Ca veut dire aussi que les gens acceptent que les artistes cherchent, essaient de nouvelles formes. Ils sont là pour ça aussi. Pour moi, cette résidence, ça a été une manière de me recentrer sur mes vraies motivations. Autant sur ce qui fait mon engagement au monde, que sur ce que j'ai envie de dire sur une scène aujourd'hui, avant même le « comment le dire ». Pour quel thème ai-je envie de me mobiliser, pour quelle idée ? Quelle proposition à faire passer ? Quel dialogue à enclencher ?
Quel serait le mot (drôle) de la fin (provisoire) ?
Pietro : Plus j'avance, plus j'ai mal aux muscles quand je me lève le matin, mais plus j'arrive, je ne sais pas comment, à dépasser le poids du corps et à le rendre léger. Et je me dis : « Mais qu'est-ce que c'est cette alchimie extraordinaire qui fait que quand ton corps te trahit un peu et s'alourdit un peu, ta tête s'allège simultanément." C'est ce tiraillement vertical, comme dit Pierre Laroche, la tête qui va vers le ciel et les jambes qui descendent. Ce sont comme deux matériaux : il y a le physique et le spirituel qui t'élève. Qui arrive à te faire oublier le matin que tu as mal partout. C'est comme un message. Je ne sais pas ce qu'il y a autour de nous, mais nous sommes faits de quelque chose de sublime.
(propos recueillis par Michel Vanderlinden)
* Une des premières pièces de Pietro Pizzuti : Arlecchino senza maschera (1984) (Arlequin démasqué)
Pour en découvrir plus et notamment le texte téléchargeable de "L'Hiver de la Cigale" : http://www.pietropizzuti.be
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