MARS 2019
Laurent Capelluto
LA DERNIÈRE FOIS, Laurent Capelluto répondait à nos questions à l’occasion de son séjour au Public dans Tristesse Animal Noir en 2016. Aujourd’hui étrangement, ces réponses n’ont pas perdu une ride. Elles résonnent même d’un écho particulier à l’approche de la première de Rétrospective qui a lieu dans quelques jours. Ces réponses d'hier, il les joue dans ce texte d'aujourd'hui, signé Bernard Cogniaux mis en scène par Pietro Pizzuti. Elles sont toujours aussi éternelles qu'actuelles. D’où l’on vient ? Où l’on va ? Quel artiste veut-on être ? Et pourquoi c’est l’art que l’on choisit toujours et malgré tout, au bout du compte ?
Le cinéma et le théâtre se partagent depuis plusieurs années ce comédien belge que les Français croient français – comme toujours quand on sort du lot. Récemment, vous l’avez peut-être vu dans le costume du procureur de la série Zone Blanche. Pourtant, sous ses allures sérieuses qui lui font privilégier des personnages denses et profonds, Laurent Capelluto cache un large sourire généreux. Fidèle à sa grand-mère, il n’oublie pas le « tour du fou » journalier. Car s’il faut prendre la fantaisie au sérieux, il faut certainement prendre les choses sérieuses avec fantaisie.
Vous avez 44 ans. Vous êtes né au Zaïre de parents italiens. Vous avez grandi à Bruxelles. A la fin de vos études secondaires, vous avez fait 4 ans d’études supérieures avant d’entamer votre formation théâtrale. Vous n‘étiez pas sûr de vous ou c’était une obligation parentale ?
Ni l’un ni l’autre. J’étais un enfant « adapté ». J’ai compris assez tôt ce que les adultes attendaient de moi. Alors que j’avais le désir de faire du théâtre depuis ma 11ème année, je n’ai jamais réussi à l’exprimer clairement. Il me paraissait évident que je devais faire des études et une carrière prestigieuse, mais « comédien » ne correspondait pas à cela. A 22 ans, le hiatus entre « là où j’étais » et « ce que je voulais faire profondément » a été trop grand. Il a fallu me rendre à l’évidence.
Vous dites qu’à 11 ans vous est venue la passion du théâtre. A quelle occasion ? Avez-vous un souvenir précis ?
Je faisais du théâtre dans un mouvement de jeunesse. Lors du spectacle annuel, je jouais dans une scène plutôt dramatique. Je me souviens très précisément d’un moment de silence. Un instant de grâce, suspendu, aérien. Quelques secondes d’écoute incroyable, en communion parfaite avec les partenaires. Bien plus que les applaudissements, c’est ce moment-là que j’ai apprécié. J’ai pris conscience qu’à cet instant j’étais dans une « vérité » qui ne correspondait pas au quotidien de ma vie.
Habituellement, les comédiens hésitants ou parentalement contraints optent plutôt pour des études de lettres. Vous choisissez une formation scientifique (2 ans de médecine et 2 ans d’ingénieur). En quoi cette formation vous a-t-elle été utile ?
Je n’ai connu que les candis, c’est-à-dire les grands processus éliminatoires. J’ai passé la plus grande partie de ma scolarité dans une école très élitiste, l’Athénée Robert Catteau pour ne pas la nommer ; j’étais formaté concours, palmarès, réussite. Le choix était donc dicté par l’image, le prestige de la formation. Médecine ou Solvay !... Un choix immature, superficiel… Quoique bien entouré, je garde de ces années un énorme sentiment de mal être, de solitude. Je n’étais pas à ma place mais il fallait paraître, vivre des joies sans réelle satisfaction. Ceci dit, ces années ont aussi été formatrices. Quand j’ai connu des incertitudes, des peurs, des interrogations dans ma formation théâtrale, je n’ai jamais douté que j’étais à ma place ; pour garder la confiance, il fallait que j’aie expérimenté le contraire !
Vous entrez au Conservatoire chez Pierre Laroche et Charles Kleinberg. Quel souvenir gardez-vous de cette période ?
Ce fut une renaissance, des rencontres essentielles humainement et artistiquement. Pierre Laroche s’était entouré de chargés de cours (Frédéric Dussenne, Julien Roy, Pietro Pizzuti, Francis Besson) qui avaient tous leur esthétique théâtrale mais qui s’accordaient sur un discours commun. Pierre Laroche avait un regard, une curiosité pour chacun de ses élèves ; son enthousiasme nous donnait de la légitimité. Et puis, c’était une période de grande liberté : on abordait tous les rôles sans contrainte, sans la pression du résultat immédiat.
Vous entamez votre carrière au National, vous jouez au Méridien, au Z.U.T (Zone Urbaine Théâtre), mais surtout vous rencontrez Dominique Serron et l’Infini Théâtre dont vous devenez un « sociétaire ».
C’est ma famille artistique, en effet.
Qu’a de particulier l’Infini Théâtre ?
Cela tient à la personnalité assez exceptionnelle de Dominique Serron : metteure en scène, directrice d’acteurs, pédagogue formidable. Elle a une très grande cohérence entre ce qu’elle enseigne (académies, humanités artistiques, conservatoire, IAD…) et son travail de plateau : la cohérence de « l’artiste dans la cité ». En termes de compagnie, c’est un endroit où l’on prend le temps d’essayer des choses. Ses productions tournent beaucoup et longtemps ; elle est fidèle en cela à l’idée que l’argent public qui finance le projet retourne au plus grand nombre. Humainement et professionnellement, Dominique a un discours extrêmement construit ; mais elle se remet sans cesse en question, elle expérimente et ne se contente pas de rester dans le discours.
Parallèlement, vous jouez pour le cinéma, et la télé également avec la série Zone Blanche, sans jamais abandonner le théâtre. Des univers artistiques différents. Qu’est-ce qui vous intéresse dans chacun d’eux ?
Ce sont deux manières très différentes d’utiliser le même outil. Le rapport au temps est très différent. Je disais, en parlant de Dominique Serron, mon bonheur à prendre le temps de tester, d’essayer…. Cela n’existe pas au cinéma. Le temps coûte très cher ; il faut donc être prêt au bon moment. L’efficacité immédiate.
Pierre Laroche nous disait : « La maîtrise technique n’est pas une fin en soi. Elle permet à terme le lâcher-prise, le laisser-faire, condition indispensable à la création ; la création naît de la contrainte, mais n’existe que si l’on s’abandonne ». Au cinéma, les contraintes techniques sont très importantes. Et, pour l’acteur, le travail est parcellaire : il n’y a pas à s’inquiéter de savoir si l’on sera capable de « refaire » la même scène le lendemain si la prise a été bonne.
A la différence du théâtre, le film ne se travaille pas chronologiquement ; la « mise en ordre », c’est l’affaire du monteur à la fin du tournage. Au théâtre, le personnage se construit scène après scène. Le rôle mûrit de répétition en répétition… et cette maturation se poursuit au fil des représentations, surtout si l’on a la chance – c’est le cas avec l’Infini Théâtre – d’assurer de longues séries de représentations. En ce qui me concerne, le travail en profondeur, c’est au théâtre qu’il se fait… La difficulté, c’est de tenir la distance, de recréer son personnage chaque soir.
Le développement du personnage au sein d'une série s'appréhende sur la longueur également. Un peu comme au théâtre, on a l'occasion de travailler en profondeur et c'est agréable.
Dans tous les cas, le travail est passionnant.
Votre double carrière se partage entre la France et la Belgique. Vous semblez pourtant particulièrement attaché à notre pays.
D’abord, parce que j’y ai ma femme et mes enfants. Mes parents sont d’origine italienne, la famille de mon père a des origines turques et celle de ma mère égyptiennes. Maintenant nous sommes tous Belges. Mon identité est donc composite. En Belgique, je retrouve ce souci d’une identité à définir sans cesse ; ce n’est pas pour rien qu’elle est le berceau du surréalisme et de l’autodérision. Rien à voir avec la « tradition française ». En France, il y a un attachement aux codes sociaux, à la hiérarchie sociale. Cela se sent sur les tournages.
Votre carrière cinématographique vous a valu plusieurs distinctions : Le Magritte du meilleur comédien dans un second rôle en 2014 et 2016 et des nominations en 2011 et 2012 dans cette même catégorie. Ajoutez-y une nomination au César du meilleur espoir masculin pour un Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin en 2009. Ces palmes sont-elles importantes ?
Concrètement, en termes de propositions de contrats, non !... Mais en termes d’égo, c’est très agréable… et très bon d’en profiter… avec lucidité et modération. C’est la reconnaissance de ses pairs. En 2014, ce fut une vraie surprise, un moment de joie profonde.
Votre carrière est bien remplie. Qu’est-ce qui détermine vos choix ?
Dominique Serron et l’Infini Théâtre occupent une place à part. C’est ma maison, mon lieu de ressourcement. Je suis donc preneur de tous leurs projets. J’ai besoin de spectacles qui racontent des histoires. Dans une équipe théâtrale, chacun a envie de raconter la même histoire mais chacun à sa manière, pour ses propres raisons. Le travail est de mettre en accord ces subjectivités pour transmettre l’histoire au public avec l’espoir de leur faire passer un bon moment et peut-être de changer leur regard sur le monde. Cela me procure un vrai sentiment d’utilité ; cela donne sens à mon travail.
J’ai aussi besoin que le metteur en scène au théâtre ou le réalisateur au cinéma ressente une vraie urgence à défendre son projet ; un projet de plus, dans la routine, ça ne m’intéresse pas. L’urgence du moment est essentielle. Cette unique raison justifie que, au cinéma, j’aie parfois préféré des rôles insignifiants aux rôles plus conséquents. J’ai ressenti cette urgence chez Michaël Haneke pour son film Amour dans lequel je n’avais qu’une réplique. Et ce tournage m’a vraiment nourri.
A voir vos palmarès, vous semblez abonné aux seconds rôles ? Ne rêvez-vous pas de mieux ?
J’ai fait deux films dans lesquels j’avais un premier rôle, mais ils n’ont pas marché. Cela ne va pas de soi. Il faut d’abord que le réalisateur pense à moi pour un premier rôle ; il faut ensuite que ce choix soit avalisé par le producteur, que la tête d’affiche soit « bankable » pour financer le film. Aucune frustration donc. Par contre, je veille à différencier mes rôles secondaires. Je préfère une partition petite mais avec quelqu’un d’intéressant.
Revenons au théâtre. Vous avez participé à l’aventure de Georges Lini au Z.U.T. (Zone Urbaine Théâtre). Vous sentiez une urgence ?
Tout-à-fait. Georges, comme Michel Kacenelenbogen, ont une telle « envie » de théâtre qu’ils sont prêts à prendre tous les risques. Georges partait du constat que lorsqu’une jeune compagnie avait un projet théâtral qui avait reçu l’aval et le soutien financier de la CAPT (Commission consultative d’Aide aux Projets théâtraux), il était très difficile de trouver une institution où le jouer. En 2004, poussé par sa passion du texte contemporain, il décide de transformer un ancien bâtiment industriel situé en plein cœur de Molenbeek-St-Jean en petit théâtre de 60 places et d’y accueillir les jeunes compagnies. Pendant plusieurs années, les créations recueillent un soutien unanime de la presse et du public. J’ai participé en tant qu’acteur et metteur en scène à plusieurs créations. De très grands souvenirs, inconfortables mais magnifiques. Au bout de quatre ans, faute de subsides, il est contraint de mettre la clef sous le paillasson. Et il n’est pas le seul. La politique de centralisation des aides aux grandes structures, même si elle a une logique financière, dessert la diversité de la création.
Vous avez deux enfants. S’ils vous disent qu’ils ont envie de faire du théâtre que leur répondez-vous ?
Pour l’instant je suis à l’abri parce qu’ils sont à l’âge où l’un a décidé d’être footballeur et l’autre chanteuse. Je suis un grand adepte de la liberté. Mais le seul vrai acte d’autorité que je ferais par rapport à leur choix de carrière serait de ne pas décider à 18 ans. Je souhaiterais qu’au terme de leurs humanités, ils passent un an à faire des petits boulots pour se payer un voyage et découvrir le monde. J’aimerais que leur choix professionnel soit éclairé par cette expérience de vie.
Votre grand-mère a joué un rôle important dans votre vie.
Ma grand-mère maternelle était une femme formidable, d’une fantaisie profonde qui lui permettait de se jouer de la vie et de ses difficultés. Dans sa grande sagesse elle me confiait qu’il fallait prendre les choses sérieuses avec fantaisie et les choses fantaisistes avec sérieux. Elle m’incitait aussi au « tour du fou » quotidien : chaque jour, il est salutaire de vivre un moment où l’on fait le con. C’est essentiel pour la santé mentale.
Propos recueillis par Roland Bekkers, février 2016.
EN CE MOMENT
Laurent Capelluto sera à l’affiche de Rétrospective au Public du 19.03 au 27.04.19.
PARCOURS
Au Théâtre Le Public, vous avez pu voir Laurent Capelluto dans :
2007 Papiers d'Arménie ou sans retour possible
2016 Pour en finir avec la question juive
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