SEPTEMBRE 2011
Janine Godinas
Portrait d'une grande actrice belge: Janine GodinasPortrait de Janine Godinas
Janine Godinas est une comédienne essentielle du théâtre belge. Dans son travail, la rigueur et la recherche continuelle de la justesse sont omniprésentes. Cette rigueur, elle la trouve aussi chez des metteurs en scène dont elle est la fidèle interprète : Sireuil*, Dezoteux*, Gildas Bourdet* qui l'emmena travailler en France, et tant d'autres encore avec qui elle révéla au public de nombreux textes forts. Elle est aussi indissociable de Gil Lagay dont elle partagea la vie et la passion du théâtre. Une passion qu'elle communiqua à ses élèves de l'IAD où elle enseigna durant 20 ans. Elle est aussi metteure en scène (notamment « S.T.I.B. » au Public, mais aussi « Marrakech » de Paul Pourveur, « Cosmétique de l'ennemi » d'Amélie Nothomb, « Tatouage » de Dea Loher, « Les yeux inutiles » de Jean-Marie Piemme,...) la voici dans « La vie devant soi » où elle offre sa force et son incroyable générosité à Madame Rosa.
Le Public: En parcourant la liste de toutes les pièces que vous avez jouées, il apparaît qu'elles sont souvent ancrées dans la vie. Le théâtre que vous défendez a des valeurs, des convictions, non ?
Janine Godinas : Oui. Je voudrais raconter le début, ma première révolte, mon premier détonateur. Je n'ai pas choisi un métier, j'ai toujours voulu faire du théâtre depuis toute petite, depuis que je parle. Ma maman était une personne modeste qui faisait des ménages et repassait le linge pour des gens « bien ». Un jour, une belle dame est venue rechercher son linge chez nous et en voyant la maison simple mais que maman arrangeait avec goût, la belle dame a dit : « Oh ! Mais il n'y a plus de pauvres ! ». Ma maman a pleuré et du haut de mes cinq ou six ans, ça m'a fait mal. Et j'ai décidé de la venger. D'ailleurs, encore aujourd'hui quand j'entre en scène, je dis : « On y va Lucienne ! » Comme si tous les soirs je jouais avec elle et pour elle. Donc, au départ, il y a une vengeance sociale. J'ai toujours voulu venger Lucienne, dans tout. Même au théâtre dans les choses drôles ou légères que j'ai jouées.
Très vite j'ai considéré que faire du théâtre, et être sur un plateau, c'est être un lien entre le réel et le rêve, l'utopie, la création et le monde en mouvement. Déjà très jeune, je ne pouvais pas monter sur scène sans savoir ce qui se passait dans le monde. Quoique je joue. Le théâtre est fait pour ça aussi : pas seulement pour raconter avec des mots l'histoire qui se passe sur la scène. Il faut aussi porter en soi l'histoire qui se déroule, l'histoire du monde, notre histoire. Je suis persuadée que cette histoire est transmise par les mots sortis de notre corps par notre bouche, quoique l'on joue. Le comédien doit avoir conscience de cela. On ne peut pas monter sur un plateau et défendre des textes si on n'est pas chargé de ce qui se passe autour de nous, dans le monde. On en revient à la signification du théâtre grec. A une époque où il n'y avait pas de livre, il fallait donc que la cité entende la pensée par des mots. C'est la philosophie jouée et qui parle. Et de quoi parlait-on, à travers les mythes ? Du citoyen avec un grand C et de la politique avec un grand P. Même si aujourd'hui cela semble très loin, je crois que le théâtre n'a pas changé de place quoiqu'on joue. Ce n'est pas pour rien que les gens viennent nous écouter. Même s'ils viennent pour s'amuser, pour se divertir, ils viennent aussi pour se questionner. Il n'y a qu'à voir Feydeau : on rit, mais il y a une critique sociale d'une valeur énorme.
C'est ça qui m'importe, plus que la représentation de soi, qui est évidente au théâtre puisque c'est aussi un métier d'ego... Sinon on ne se mettrait pas sur un plateau devant deux personnes ou trois cent personnes... Ou même une. Mais, même quand on monte sur scène pour satisfaire son ego, on reste porteur de sens et de questions. Je serais malheureuse si je ne pouvais pas faire et dire ma révolte, mon amour à travers les mots. Et quand je sens que je ne vais pas pouvoir le faire... Par exemple, il m'arrive de ne pas être d'accord avec un metteur en scène, mais je dis oui, parce que c'est lui qui travaille avec nous comédiens comme matériau. Mais quand je rentre chez moi, mon travail consiste à faire ce que le metteur en scène me demande tout en travaillant pour faire passer ce que j'ai envie de dire et faire. Voilà en quoi consiste mon travail....
Le Public: Est-ce que ça explique votre fidélité avec certains metteurs en scène comme Sireuil, Dezoteux ou Gildas Bourdet ? Parce qu'il y a entre vous une convergence de vues, de travail ?
Janine Godinas : Pas nécessairement. D'abord ces metteurs en scène ne se ressemblent absolument pas et ne travaillent pas de la même façon. Bourdet faisait un travail très social. Pour « Les bas-fonds », on avait travaillé très proches des clochards de Lille. C'était un spectacle magnifique, proche de le la ville, des habitants, de la vie. Ce genre de travail me convenait tout à fait. Le travail de Philippe Sireuil n'a rien à voir avec cela. Il projette d'autres choses. Je travaille avec lui depuis très longtemps. C'est quelqu'un qui travaille moins sur le social et plus sur l'histoire à raconter, sur l'image à mettre dans l'histoire, comment se positionnent les personnages qui font avancer l'histoire. Et au bout du compte cela rejoint ce que j'aime par d'autres chemins. Mais autrement. Quant à Dezoteux, lui c'est un fou ! Lui, il fonce, il n'explique rien. Là alors, tu suis, tu proposes beaucoup. « A toi de faire ! » S'il aime, il prend.
Ce sont donc trois styles de théâtre où je me sens bien. Je ne veux pas dire que je nage dans tout ce que je fais avec le même bonheur, mais j'aime bien nager... Et je me sens bien dans tout. Et puis oui, je suis quelqu'un de fidèle, dans la vie et dans le travail. Quand on entame un chemin avec quelqu'un, au fil du temps on le comprend de plus en plus et on peut travailler de mieux en mieux. Sireuil et Bourdet me connaissent très bien, au point de me dire : « Ecoute, ça je sais que tu peux le faire très bien, alors proposes-moi autre chose. » Et donc ce sont des gens qui font chercher, avancer.
Le Public: Considérez-vous que l'acte théâtral a un rôle social important ?
Janine Godinas: L'acte théâtral produit a un lien immédiat dans la vie du citoyen, qu'elle que soit la pièce. Il y a des gens qui viennent écouter des histoires, des bouts de vie, rire et pleurer en nous écoutant. Pour moi c'est primordial. J'ai un immense respect pour le public, quel qu'il soit.
Le Public: Et dans ce processus, quel est le rôle du comédien ?
Janine Godinas: C'est l'instrument. J'ai fait un peu de mise en scène, même si je ne me considère pas comme metteure en scène, mais parce que j'aime travailler avec les acteurs. On est frustré quand on met en scène, parce que ce n'est pas toi qui donne le souffle, c'est le comédien. Il a donc un rôle social par excellence puisque c'est lui le lien, le fil électrique, le transmetteur. C'est lui qui produit l'osmose entre celui qui regarde et celui qui se montre et dit.
Le Public: Puisqu'on parle de transmetteur, de transmission, parlons d'enseignement. Vous avez donné cours durant de nombreuses années. Est-ce le même moteur de transmission qui vous anime comme actrice et comme professeur ?
Janine Godinas: Oui, sinon je ne l'aurais pas fait. C'est Armand Delcampe qui m'avait fait cette proposition d'enseigner à l'IAD. Et je lui avais dit non... Peut-être... Que je ne savais pas ce qu'était l'enseignement. Je voulais bien essayer et on verrait. Et ça m'a plu ! Parce que je n'ai rien à apprendre aux jeunes. Je pars du principe que la personnalité ça ne s'apprend pas : quand quelqu'un rentre sur un plateau, on le regarde ou on ne le regarde pas. C'est comme ça. A partir de là alors on travaille. Travailler c'est échanger avec eux le plaisir de ce choix fabuleux du théâtre, d'être le lien avec les autres. J'ai eu une très grande joie à enseigner parce que j'ai pu mener à bien ce que je voulais. Il y a une filiation très importante entre moi et les élèves et ça me rend très heureuse. Je ne leur ai pas appris grand-chose, parce que finalement ce n'est que du théâtre... Mais c'est surtout du théâtre ! Il ne faut pas le prendre trop au sérieux, mais il faut le faire sérieusement. parce que quand on a choisi ce métier-là, on doit le faire comme une trapéziste : sans filet. Si on ne fait pas ce métier avec cette urgence de vivre, on s'écrase.
Le Public: Dans l'enseignement, c'est cette urgence de vivre, cette nécessité que vous vouliez transmettre ?
Janine Godinas: Oui. On peut bien sûr aider à révéler de jeunes personnalités et les aider à aller vers ce qu'elles sont vraiment. Mais aussi apprendre à travailler sur une dramaturgie, travailler sur le sens. J'ai beaucoup travaillé avec mes élèves sur des analyses de textes. Qu'est-ce que la critique pour eux, comment critiquent-ils et qu'est-ce qu'ils veulent dire ? Ce n'était pas révéler des comédiens, c'était révéler des êtres.
Le Public: Ce n'est pas rien !?
Janine Godinas: J'ai essayé, je n ‘ai pas réussi avec tous. Mais le lien que j'ai gardé avec beaucoup de jeunes vient de là. C'est un lien d'amitié plus que de professeur à élève. J'ai vu des gens formidables se révéler et d'autres dire qu'ils n'y arrivaient pas, que c'était trop dur. Parce qu'il faut de la santé, il faut être bien dans sa tête ou assumer sa folie, savoir où on met les pieds. Faire l'histrion, c'est assez simple, mais jouer vraiment, c'est du travail. C'est ça le travail théâtral pour moi : un théâtre ouvert et social. C'est essentiel.
Je ne crois jamais que le théâtre disparaîtra. Peut-être que je me trompe, mais je ne le crois pas. On est tout de même dans une culture greco-latine et je crois que l'agora - là où on parle, là où on dit, là où on défend des idées - est indispensable. Le théâtre est le lieu des idées et des échanges. Un spectateur ne peut pas sortir de la salle comme il est entré. Il devrait sortir avec une question, ou plusieurs. Quand j'étais très jeune, je faisais des tournées dans des endroits, des provinces, où on ne joue plus jamais. Les gens nous attendaient d'une année à l'autre. Ils nous disaient comment ils avaient réfléchi et rêver durant un an à ce qu'on avait joué. Ils attendaient cet agora, ce lien, cet échange et à leur tour ils prenaient la parole. J'ai monté un spectacle, « Tatouage », qui traitait de l'inceste. J'ai reçu un courrier inimaginable, des lettres de femmes qui avaient connu ce drame. « Je suis presque bien d'avoir vu ce spectacle. parce qu'on parle de moi. » Le théâtre n'est pas qu'un divertissement, c'est un besoin.
Le Public: N'est-ce pas ce que permet particulièrement le théâtre : prendre le temps de la réflexion, de la prise de conscience personnelle et intime ?
Janine Godinas: J'en suis persuadée. On répètait « Soudain l'été dernier » et je suis sûre que cela avait des échos énormes chez les spectateurs sur la psychiatrie, la lobotomisation, sur la violence des rapports familiaux. Où est placé l'amour, où est placée la haine ? Est-ce que l'un n'est pas aussi destructeur que l'autre parfois ? Toutes ces questions que permet le théâtre, c'est ça que j'aime. Je n'aime pas le théâtre qui donne des réponses, qui brandit des slogans, qui donne la vérité et donc la ferme. J'aime le théâtre ouvert, mystérieux, là où le spectateur peut prendre les pièces d'un puzzle et refaire lui-même une histoire. C'est ça le théâtre social pour moi : un théâtre ouvert. C'est essentiel.
Le Public : Ce crédo pourrait être celui de Madame Rosa : comme elle, vous êtes attentive au monde et aux êtres, vous êtes nourrie du passé mais tournée résolument vers l'avenir et vous faites une confiance totale à la jeunesse et à la force de la vie. Vous êtes curieuse et travailleuse aussi. Lucienne est vengée, non ?
Janine Godinas: Je ne sais pas si Lucienne est vengée ! L'humiliation peut elle être vengée ? L'humiliation se cicatrise difficilement. Il faut la transformer en énergie créatrice. Voilà ce qu'elle m'a transmis, un art de vie qui correspond à l'art que j'ai choisi : travail, amour, partage, humour sur soi, rêve, folie. En cela Lucienne est dans la droite ligne de Madame Rosa. La rencontre que je tisse avec Madame Rosa est comme une rencontre avec ma propre mère. Il est évident que je cherche beaucoup d'éléments dans la vie de Lucienne, de ce chemin beaucoup trop court que nous avons partagé toutes les deux. Le rendez-vous sur le théâtre avec Rosa est un peu un rendez-vous que je vais avoir tous les jours avec « ma Lucienne ». Je remercie Michel Kacenelenbogen qui a fait appel à moi pour ce rendez-vous exceptionnel.
*Philippe Sireuil, metteur en scène, a notamment dirigé Janine Godinas dans « Pleurez mes yeux, pleurez » d'après le Cid de Corneille, « Mort de chien » de Hugo Claus, « Café des patriotes » et « Scandaleuses » de Piemme, « La mouette » de Tchékhov, etc...
*Michel Dezoteux l'a mise en scène, notamment dans « La cerisaie » de Tchékhov, « Sauvé » d'Edward Bond, « Les présidentes » de Werner Schwab, « Pericles, prince de Tyr » de Shakespeare, etc...
* Gildas Bourdet, metteur en scène français, a dirigé Janine Godinas dans : « Le saperleau » de G. Bourdet, « Une station service » de G. Bourdet, « Les bas-fonds » de Gorki, etc...
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